La faillite de Lehman Brothers est celle d’un système
Le 15 septembre 2008, Lehman Brothers Holdings Inc. se plaçait sous la protection du chapitre 11 du Code fédéral américain des faillites. Cet événement marquait le début d’un processus long et complexe, accompagné de poursuites et de procédures pour un montant colossal de près de 1200 milliards de dollars.
Lorsque le vol LB2008 s’écrasa après avoir subitement disparu du radar des banques systémiques, il s’agissait apparemment d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu, d’une catastrophe aussi accidentelle qu’imprévisible. Certaines données de la boîte noire permettent cependant, en dépit de leur complexité, de comprendre les facteurs à l’origine du crash, et de mettre en lumière les contre-vérités ayant permis de masquer la situation catastrophique dans laquelle Lehman Brothers se trouvait, déjà bien avant sa disparition.
Le dernier rapport annuel de Lehman Brothers, datant de 2007, est à ce titre riche d’enseignements. Dithyrambique, il constitue un modèle d’autosatisfaction, les «performances record» et les «résultats fantastiques» succédant aux «efforts de management talentueux», à «l’excellence» de l’institution et à la «focalisation sur la gestion des risques». L’établissement se félicite d’avoir été classé premier en termes de «trading algorithmique» et d’avoir été primé 42 fois dans divers domaines bancaires et financiers. Cerise sur le gâteau, la banque déclare faire siennes les valeurs de durabilité et de responsabilité, tant sociétales qu’environnementales. Rétrospectivement, ce rapport annuel apparaît pour ce qu’il est: un monument de propagande.
Les grandes agences de notations que sont Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings ne sont pas demeurées en reste: toutes ont attribué à Lehman Brothers en 2007, encore quelques jours avant sa banqueroute, des notes au moins égales à A. Richard Fuld, ex-directeur général de Lehman Brothers, a, quant à lui, reçu près d’un demi-milliard de dollars entre 2000 et 2007, en dépit de sa responsabilité dans la stratégie qui mènera la banque à la faillite.
On peut rétrospectivement s’interroger sur la cécité volontaire dont ont fait preuve les analystes d’alors à la lecture de ce rapport. Ils n’ont à l’évidence pas relevé les conflits d’intérêts patents entre les agences de notations et leurs clients, les grandes banques. L’alerte aurait dû être sonnée face à un hors-bilan truffé de montages douteux, ainsi que de produits dérivés complexes et de taille disproportionnée: avec 35000 milliards de dollars, la valeur nominale de ces produits représentait 50 fois le bilan de la banque et près de 1500 fois ses capitaux propres! Que ces derniers aient été ridiculement faibles, à savoir 3,25% du bilan, ne semblait pas être pertinent, pas plus d’ailleurs que le montant dérisoire qu’ils représentaient en regard de l’ensemble de ses engagements, y compris hors bilan. Les analystes financiers n’ont pas daigné soulever le voile du mensonge.
Qu’en est-il aujourd’hui? Les leçons de la chute de Lehman Brothers ont-elles été tirées? Les capitaux propres des grandes banques en proportion de leur bilan sont désormais certes un peu plus importants, mais demeurent bien trop faibles. En dépit de rapports annuels flatteurs, de déclarations rassurantes de la part des autorités du domaine, des bonnes notes octroyées par les agences de notations et des milliers de pages de régulations, les dettes des grands établissements bancaires restent disproportionnées, leurs positions en produits dérivés demeurent colossales et les rémunérations des dirigeants tout aussi scandaleusement élevées qu’économiquement injustifiables. La fête continue donc pour l’oligarchie financière.
A titre d’exemple, les 48900 milliards de dollars de valeur nominale des produits dérivés de Goldman Sachs représentaient en 2017 environ 53 fois le total de son bilan, 568 fois le montant de ses capitaux propres et 2,5 fois le produit intérieur brut (PIB) des Etats-Unis.
En 2017, le total du bilan d’UBS et de Credit Suisse correspondait respectivement à 119% et à 137% du PIB suisse. La valeur nominale des produits dérivés traités par Credit Suisse était de 28800 milliards de francs, et correspondait ainsi à 36 fois le total du bilan et à 687 fois le montant de ses capitaux propres, soit 41,9 milliards de francs. Cet encours est aussi 43 fois plus grand que le PIB suisse et correspondait à 37,3% du PIB mondial.
Le volume d’activité de l’UBS sur les produits dérivés correspondait en 2017 à 18500 milliards de francs, c’est-à-dire à 20 fois le total de son bilan, à 361 fois ses capitaux propres, qui se montaient à 51,2 milliards de francs, à environ 28 fois le PIB suisse et à 24% du PIB mondial.
Entre 2008 et 2018, la finance de l’ombre, le «Shadow Banking sector», s’est par ailleurs abondamment développée, à l’image de la multinationale de gestion d’actifs BlackRock, de fait too big too fail, qui gère aujourd’hui plus de 6000 milliards de dollars d’actifs. Ce secteur est particulièrement opaque et revêt une puissance aussi inquiétante que dangereuse.
Au-delà de la faillite de Lehman Brothers, il s’agit en réalité de celle d’un système de finance casino dans lequel les dettes, les paris et le cynisme ont pris le pas sur l’épargne, l’investissement et la confiance. Ce processus plonge la société dans une crise permanente. Les grandes banques bénéficient de très nombreux avantages et garanties contraires aux principes fondateurs du libéralisme, dans lesquels elles ne manquent toutefois pas une occasion de se draper. Cette situation engendre un risque systémique dont pâtit l’économie tout entière. Fermer les yeux, nier l’évidence, ne peut que déboucher sur de futures catastrophes.
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Les grandes banques bénéficient de très nombreux avantages et garanties contraires aux principes fondateurs du libéralisme, dans lesquels elles ne manquent toutefois pas une occasion de se draper