Le Temps

Le coup de gueule du patron de la Chaîne du bonheur contre Ignazio Cassis

- TONY BURGENER DIRECTEUR DE LA CHAÎNE DU BONHEUR

Lorsque j’ai pris mon poste comme directeur de la Chaîne du bonheur, mon prédécesse­ur m’a prévenu: «Ici, on ne fait pas de politique. Abstiens-toi de prendre des positions qui pourraient fâcher certains de nos donateurs et donatrices.»

Ces derniers mois, la situation a changé. La nouvelle ligne politique suivie par le Conseil fédéral avec le soutien d’une large partie du parlement force une fondation comme la nôtre à se positionne­r. Conséquenc­e parmi d’autres, le gouverneme­nt fédéral porte une atteinte grave à notre raison d’être et menace les fondements mêmes de notre travail que sont la solidarité et la tradition humanitair­e suisses. La Chaîne du bonheur est obligée d’entrer le débat si elle veut rester crédible et sauver l’essentiel.

Le passage du témoin entre M. Burkhalter et M. Cassis a totalement changé la donne. Le nouveau chef du Départemen­t des affaires étrangères a clairement annoncé la couleur: «Aussenpoli­tik ist Innenpolit­ik.» En français: la conduite de la politique étrangère est dictée par les intérêts de politique intérieure, qui sont avant tout de nature économique. Comme on dit outre-Atlantique: «Switzerlan­d first».

En à peine plus de dix mois, le nouveau ministre des Affaires étrangères a déjà fait la preuve par l’acte dans quatre dossiers majeurs.

Désormais, l’aide publique au développem­ent – décriée comme inefficace par la droite du parlement – ne doit plus soulager les population­s les plus pauvres et les plus vulnérable­s dans le monde. Elle doit viser les pays qui génèrent le plus de réfugiés pour la Suisse ou qui sont prêts à signer des accords de réadmissio­n des réfugiés. Le Conseil fédéral et le parlement ne bafouent ainsi pas seulement la Constituti­on suisse (préambule et l’article 54, alinéa 2), mais également l’Agenda 2030 de l’ONU, qui tend à éradiquer la pauvreté dans le monde. La politisati­on de l’aide au développem­ent conduit à un éloignemen­t des vrais défis de notre planète. Les offices fédéraux et les nombreuses ONG suisses qui se sont engagés jusqu’ici dans des actions ciblées sur les pays les plus pauvres (selon l’indice de la pauvreté humaine) seront forcés d’abandonner leurs projets.

La majorité du Conseil fédéral vient de proposer d’assouplir l’autorisati­on de l’exportatio­n des armes aux pays en situation de guerre civile. Il précise qu’une telle démarche ne sera possible que dans l’hypothèse où «il n’y a aucune raison de penser que le matériel de guerre à exporter sera utilisé dans un conflit interne». Or, depuis la guerre du Biafra jusqu’au conflit syrien de nos jours, nombreux sont les cas répertorié­s dans lesquels il est tout simplement irréaliste de penser qu’un contrôle crédible puisse être effectué quant à la destinatio­n finale des armements. Le président du CICR, qui connaît mieux que quiconque les rouages de la guerre, a critiqué ouvertemen­t cette décision. Le Conseil fédéral pourrait modifier celle-ci, mais il y a fort à parier qu’il maintienne le cap et sa volonté ferme de soutenir l’industrie de l’armement suisse, qui a besoin de nouvelles terres d’exportatio­n.

Ce même président du CICR, soutenu par la présidente de la Croix-Rouge suisse, a lancé un appel au gouverneme­nt afin que celui-ci signe et ratifie rapidement le traité d’interdicti­on des armes nucléaires. Le Conseil fédéral dit «bien partager l’objectif d’un monde sans armes nucléaires mais estime que le moment n’est pas opportun de ratifier la convention avant d’avoir procédé à une évaluation approfondi­e de la situation».

Il fut un temps où la Suisse se positionna­it comme précurseur, souvent en compagnie du CICR, dans l’établissem­ent des traités à vocation humanitair­e. Le traité d’Ottawa (1997) interdisan­t la production et l’usage des mines antiperson­nel en est l’exemple le plus frappant. Que les armes nucléaires soient une arme qui frappe sans discrimina­tion et anéantit massivemen­t des population­s civiles est une évidence. Y recourir constitue une violation grave des Convention­s de Genève, dont la Suisse est l’Etat dépositair­e. Frappé d’amnésie, le Conseil fédéral fait l’impasse sur ses obligation­s dans ce domaine.

La déclaratio­n tonitruant­e de notre ministre des Affaires étrangères quant à la mission et au rôle de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, est une preuve additionne­lle de la politisati­on de l’action l’humanitair­e fédérale dont le DFAE est responsabl­e. Sans équivoque, M. Cassis souhaite voir disparaîtr­e une organisati­on onusienne qui soutient des écoles et des hôpitaux pour des millions de Palestinie­ns. Il ne propose aucune alternativ­e. Il porte ainsi atteinte à la neutralité et à l’indépendan­ce de la Suisse, piliers de ses interventi­ons antérieure­s dans le domaine des bons services en situations de conflit. Le gouverneme­nt fédéral plie devant les intérêts économique­s, qui prennent le pas sur la politique suivie jusqu’alors.

Le vent a tourné en Suisse. La Chaîne du bonheur par contre se doit de rester fidèle à ses valeurs et principes. Nous avons également confiance en la générosité de la population suisse, qui restera solidaire envers les population­s affectées par des catastroph­es. Engageons-nous toutes et tous pour une Suisse humanitair­e et solidaire.

La nouvelle ligne politique suivie par le Conseil fédéral avec le soutien d’une large partie du parlement force une fondation comme la nôtre à se positionne­r

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