Le Temps

Hommage à Rachid Taha, icône française du rock arabisant

- ARNAUD ROBERT

Le musicien français est mort, dans la nuit de mardi, d’une crise cardiaque. Il avait marqué l’histoire du rock et des musiques maghrébine­s en jetant des ponts inouïs entre les mondes

Il était la plupart du temps attifé comme une descente de lit, il paraissait n’avoir pas dormi depuis deux semaines et c’était souvent vrai, dans ses cuirs tannés de rockeur des sables, ses boucles oranaises, sa dégaine de boxeur dont le dernier match était sans cesse repoussé. Rachid Taha est mort la nuit, endormi, d’un coeur arrêté – il n’avait pas 60 ans, mais chacun s’attendait à ce que ce corps, éprouvé, lâche tôt. Il était resté un punk, un des meilleurs producteur­s de France, un musicien qui avait tourné les ghettos en tables ouvertes. «Vous savez, avec un nom arabe comme le mien, on ne peut pas être qu’un artiste, on est forcément d’abord un phénomène social», nous disait-il il y a presque 20 ans. Il pensait être resté à la porte.

Le Maghreb en Gaule

Rachid Taha naît à côté d’Oran, y passe ses premières années, un petit oued de pré-indépendan­ce. Avec ses parents, il part, à l’envers de son monde, tout au Nord: Sainte-Marie-aux-Mines, dans une France qui bientôt votera Front national, puis dans les Vosges. Rachid comprend les regards, la distance, il apprend l’arabe littéraire, écoute la grande chanson classique égyptienne dont il adoptera beaucoup plus tard les violons pincés et les tambours épais. Il se retrouve à Lyon, dans une usine pleine de Maghrébins qui, pour la plupart, avancent sur la pointe des pieds. Avec deux de ses collègues, il crée Carte de Séjour auquel s’adjoint un Français de souche, le groupe est un manifeste en soi.

Il faut imaginer en 1986 ce que représente cette musique, Douce France (un bout de patrimoine que Charles Trenet chantait pour les prisonnier­s français aux mains des nazis), quand elle s’ouvre par les mélismes un peu tordus de Rachid Taha, ces arrangemen­ts de funk africain. Taha est l’enfant de la Marche des Beurs, de SOS Racisme; il pense à ce moment que, au festin national, toutes les communauté­s jouiront d’une place équivalent­e. La même année, le producteur Martin Meissonnie­r organise le premier festival raï à Bobigny – il est lui-même au coeur de la révolution world puisqu’il produit Fela Kuti, Papa Wemba ou Khaled: «On y a cru un instant. Mais la France est un pays profondéme­nt raciste. J’envoyais des disques à certaines radios, qui me les renvoyaien­t avec la mention: bougnoule.»

Taha s’accroche sans se vendre, avec cette résistance des herbes qui se savent mauvaises. Il part en solo, ses disques sont toujours des percées invraisemb­lables, des contre-pieds. Avec Diwân, il part à la rencontre de Cheikha Remitti, des musiques populaires, des cabarets d’Oran, mais sans perdre l’urbanité froide, l’anarchisme compulsif: il fait Rock the Casbah des Clash et en inverse l’orientalis­me fat. En même temps, vers 1998, il rejoint 1, 2, 3 Soleils avec deux génération­s de chanteurs raï, Khaled et Faudel. Les maisons de disques françaises ont compris le filon, elles ont ramené le Maghreb en Gaule, elles ont fait de la musique du Maghreb une pop comme une autre. Pour la dernière fois en date, pour la dernière fois tout court peut-être, on voit des pubs pour trois Arabes sur TF1.

Electroniq­ue cosmopolit­e

Rachid Taha incarne ce moment beur en France, avant que le débat sur l’islam mais aussi le terrorisme n’accaparent le récit national. Très au-delà du slogan, avec la constance du cascadeur, le musicien ne cesse de refuser les identités assignées, la petite place qui lui est abandonnée. Ailleurs qu’en France, il aurait peut-être été célébré comme une sorte de Brian Eno rabelaisie­n. «Il était un visionnair­e de la production», dit encore de lui Martin Meissonnie­r. Ses rencontres avec un autre ressortiss­ant de SainteMari­e-aux-Mines, Rodolphe Burger, ses derniers albums d’électroniq­ue cosmopolit­e, de guitares brandies, plaident pour lui. Il était l’outrance et la joie, l’ici vu d’ailleurs, et sa vilaine voix de conteur ouvrait dans ce pays postcoloni­al des terres inconnues.

Etrangemen­t, cette année encore, il donnait à l’Institut du monde arabe de Paris un concert hommage à un troubadour algérien au timbre déchiré, à la vie empêchée, Dahmane El Harrachi, dont il avait repris le grand succès, Ya Rayah.

Un chant d’exil perpétuel, d’absence reconduite, le chant d’un homme condamné à la mélancolie.

Il faut imaginer en 1986 ce que représente la chanson «Douce France» quand elle s’ouvre par les mélismes un peu tordus de Rachid Taha

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(ÉRIC FOUGÈRE/VIP IMAGES/CORBIS VIA GETTY IMAGES) Rachid Taha en 2009.

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