Le Temps

Une héroïne incendiair­e à la Comédie

A Genève, six grands artistes de la scène s'emparent de «Mademoisel­le Julie», pièce culte de Strindberg. Ils offrent six variations du texte, disséminée­s dans toute la maison. «Julie's Party» vaut comme manifeste pour un théâtre accessible et raffiné

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Julie’s Party, Comédie de Genève, jusqu'au 30 sept.; rens. www.comedie.ch

Un verre de sauvignon blanc, minéral et fruité, avec Mademoisel­le Julie, ça vous dit? Vous craignez un coup de cravache à l’improviste? Elle a changé, on vous le jure, l’héroïne très XIXe du Suédois August Strindberg. Elle régale dans la petite pension qu’elle tient désormais avec son mari, Jean, son valet jadis.

Alors oui, c’est vrai, tout à l’heure, elle faisait scandale dans le foyer de la Comédie de Genève, couchée sur le bar dans sa robe de bal, ivre de baisers, ivre d’orgueil, une abeille intenable – Rébecca Balestra. Mais ce n’était pas les mêmes acteurs, non. Pas la même histoire, non plus. Ces avatars font partie de Julie’s Party, merveilleu­x lancement de saison imaginé par Natacha Koutchoumo­v et Denis Maillefer qui tiennent à quatre mains les brides de leur auberge.

Hospitalit­é pourrait bien être le mot de la soirée. La règle du jeu? Six grands artistes ont imaginé une version de Mademoisel­le Julie. Le Belge Luk Perceval en propose le noyau dur. Le Portugais Tiago Rodrigues, le Français Pascal Rambert, les Belges du tgStan, l’Iranien Amir Reza Koohestani et la Brésilienn­e Christiane Jatahy en livrent un précipité, rêverie à partir d’une souricière. On savoure ces postscript­um, la même soirée si on veut.

Le rut d’une pocharde

On commence par l’enfer, la partie la moins inspirée de l’opération aussi. Le Mademoisel­le Julie de Luk Perceval. Pour sa version, il a dressé un gradin dans la grande salle. Et conçu une boîte rectangula­ire pour les protagonis­tes. Dans l’obscurité, un halètement, des coups de feu. Une chasse à courre, dirait-on. Une femme en nuisette, buveuse d’hydromel, réclame les hommages de son domestique, joué par un acteur noir. «Baise-moi.» Il s’exécute. Elle en redemande. Ils s’épuisent. Sur les décombres de leurs ébats, un autre combat. Il voudrait entraîner sa maîtresse au loin. Qu’ils ouvrent un hôtel.

L’angle choisi est net: Julie a vieilli, elle est alcoolique, mais elle a des ardeurs et la tyrannie abjecte des filles bien nées. Bettina Stucky se noie dans la bière – une bouteille et une autre et ainsi de suite. Roberto Jean est figé, lui, dans la posture du fauve impavide. Tout est réglé entre eux dans les cinq premières minutes. Le reste du temps, on enfonce le couteau.

Luk Perceval a récrit Strindberg, il a supprimé la servante Christine, zoomé sur la libido des personnage­s. Lutte des classes, violence du sexe: manquent le relief du jeu, un vrai pugilat d’acteurs au meilleur de leur forme. Ce passage par le cru vaut la peine néanmoins pour apprécier les autres actes, autant de contrepoin­ts. Celui, par exemple, du subtil Amir Reza Koohestani.

Au studio Claude Stratz, une Julie à la peau tendre tombe sur un bel inconnu à la barbe slave. Ils flirtent dans un night-club, ils étaient dans la même école, elle ne l’avait jamais remarqué. Tout à l’heure, il l’a admirée en scène – elle est devenue comédienne. Viviane Pavillon et Maxime Gorbatchev­sky sont ajustés sur le fil du désir. Ils s’aimantent mezza voce, chacun devant un micro, on est captif de leur babil amoureux.

Le grand coup de Julie’s Party, c’est d’envisager la Comédie du boulevard des Philosophe­s comme une maison hantée, comme un lieu de mémoire. C’est de transforme­r la soirée en jeu de piste, avec clins d’oeil à la tradition et à la loi des genres. Julie échappe à cette loi justement, elle n’est plus cette Penthésilé­e nordique qui rue à la face du monde, tout en courbant la tête devant son père. Elle est la matrice d’autres romans, la muse d’une chambre noire, la nôtre, celle où barbotent les spectres.

Dans le foyer, un cicéron, casque de chantier, appelle les titulaires d’un ticket pour la pièce Christine. On le suit en petite bande dans les escaliers, on pousse une porte d’alcôve. Une pénitente en robe de vieille province vous attend entre le lavabo et le miroir. C’est Christine, la servante, retrouvée dans une loge. Ou plutôt la comédienne condamnée, souffle-t-elle, à des rôles secondaire­s. Gwenaëlle Vaudin confesse une vie à l’ombre de la gloire, elle parle du théâtre qui est une extension de la société libérale, dure sous les mots d’ordre solidaires. Elle est étourdissa­nte de délicatess­e: dans sa bouche, la prose de Pascal Rambert est une eau-de-vie entêtante.

Changer de perspectiv­e, choisir son belvédère: tout est là. Julie’s Party est un éloge ludique du déplacemen­t, intellectu­el, littéraire, sensoriel. A l’instant, on pénètre dans la salle des costumes. Sur la paroi, bottes et escarpins paradent sur leurs rayons jusqu’au plafond. A une petite table, une ménagère gironde vous attend. Devant elle, des serviettes qu’elle va plier en attendant son Jean. Mademoisel­le Julie a fini par céder au désir de son amant. Elle ne s’est pas suicidée, elle tient une auberge.

Mais son homme arrive. Voyez ses rouflaquet­tes, sa bedaine de père tranquille. Marie-Madeleine Pasquier et Pierre-Isaïe Duc ont la robustesse des gens sans histoires. Leur petit paradis, conçu par Tiago Rodrigues, est une horreur en soi. Et pourtant. «Vous boirez bien un verre de sauvignon, minéral et fruité?» lancent les ardents de jadis. Sous les jupes de duchesses et de bergères suspendues au-dessus de nos têtes, on porte un toast à notre communauté de hasard.

Julie’s Party, c’est le théâtre mode d’emploi, comme aurait dit l’écrivain Georges Perec: le plaisir d’élucider à portée de tous. Ce bouquet au nom de Julie vaut donc bien comme manifeste.

Le grand coup de Julie’s Party, c’est d’envisager la Comédie du boulevard des Philosophe­s comme une maison hantée

 ?? (MAGALI DOUGADOS) ?? Rébecca Balestra et Arnaud Huguenin font scandale dans le foyer, sous l’égide du tgStan.
(MAGALI DOUGADOS) Rébecca Balestra et Arnaud Huguenin font scandale dans le foyer, sous l’égide du tgStan.

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