Le Temps

Franck Giovannini, un homme de terroir à la barre de Crissier

Il vient de prendre la direction du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier. Mais plus que jamais, il campe en cuisine, là où il a grandi

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Un jeudi par mois, il y a cette petite dame qui, depuis cinquante ans, vient déjeuner. Naguère avec feu son mari, aujourd’hui avec une amie. Elle a connu Frédy Girardet, Philippe Rochat, Benoît Violier. Taille désormais la bavette avec Franck Giovannini. Elle lui a demandé s’il pouvait un jour lui resservir le fameux artichaut frais au foie gras. Le chef a consulté son registre répertoria­nt, photos à l’appui, les recettes des plats confection­nés depuis 2000: nulle trace du mets. Il a appelé Frédy Girardet, qui n’en a pas non plus le souvenir. De plus amples recherches sont en cours.

«C’est sans doute une anecdote, dit Franck Giovannini, mais j’aime cette histoire parce qu’elle ressemble à notre maison.» La prestigieu­se adresse triplement étoilée, notée 19 sur 20 au Gault-Millau, a conservé un esprit familial. «Nous ne sommes ni à New York ni à Paris, 85% de la clientèle est locale», rappelle le nouveau maître des lieux. Le 16 août dernier, Franck Giovannini a pris la direction du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier et succédé à Brigitte Violier, qui a assuré la transition après le décès de son mari Benoît, le 31 janvier 2016.

Daurades et courgettes

Ne surtout pas l’appeler directeur, il déteste cela. Va pour patron. Mais chef lui sied le mieux parce que c’est son titre en cuisine et c’est bien là qu’il se sent le mieux. Vingt-quatre ans que Franck Giovannini arpente cet autel de la gastronomi­e, concocte le fuseau de chanterell­es aux petits pois croquants, assoit des dauphines sur la selle d’agneau des Hautes-Alpes, caramélise la daurade royale aux trois courgettes. Certes, il devra faire plus de représenta­tion mais, il le jure, il restera aux fourneaux avec sa brigade de 25 cuisiniers, et ce jusqu’à minuit. «Je dois être là pour la mise en place, l’accueil, le service et le repas. La clientèle vient aussi pour le chef», assène-t-il.

Homme simple, voix de terroir, épaules solides (il en faut pour reproduire chaque jour à cent exemplaire­s un chef-d’oeuvre culinaire). On le croyait peu enclin à se confier. On le découvre causeur. Il nous raconte l’enfance, son arrière-grand-père tessinois venu par amour vivre à Tramelan, dans le Jura bernois. Famille de peintres en bâtiment de père en fils. «On vivait tous au-dessus de l’entreprise, les oncles et les tantes, les cousins et les cousines», se souvient-il.

Sa maman, qui fabriquait à la maison des pièces d’horlogerie, nourrissai­t midi et soir la famille. Le papa, qui voulait être cuisinier mais fut prié de filer droit et de prendre le pinceau, faisait à manger le dimanche aux invités. Par l’odeur alléché, le petit Franck s’imagina prince en cuisine et, avec l’aval du papa, fit dès 15 ans ses apprentiss­ages.

Direction l’Auberge de la Couronne à Apples, chez le chef Claude Joseph, un élève de Frédy Girardet. Au début, il s’agissait d’imaginer une soupe et de la soumettre au personnel. Puis on passa vite au homard et à la sole, tant l’apprenti était doué.

L’envie d’Amérique

En 1993, il voyage en Amérique du Nord pour voir le monde, apprendre l’anglais et découvrir des saveurs autres. Le Canada, puis New York et le restaurant quatre étoiles Lespinasse, dirigé par le chef suisse Gray Kunz, un ancien lui aussi de chez Girardet, qui le recommande au maître. En 1995, Franck Giovannini retourne en Suisse et devient chef de partie à Crissier. «J’ai longtemps hésité parce que Frédy Girardet avait la réputation, comme tant d’autres chefs, de beaucoup crier. Moi, je préfère me faire comprendre par un regard et sans hausser le ton.»

En 1999, bref intermède nord-américain, de nouveau, puis il retourne à l’Hôtel de Ville. «Benoît Violier, qui était le chef de cuisine de Philippe Rochat, m’a dit qu’un poste de sous-chef était disponible. J’ai accepté pour Benoît, parce qu’il était mon ami», relate Franck Giovannini. Il a perdu en six mois ceux qu’il appelle son deuxième papa (Philippe Rochat) et son frangin (Benoît Violier). «Ils manquent terribleme­nt, c’est dur de ne pas pouvoir les appeler, tout est moins drôle sans eux», confiet-il. La vie continue. Il est marié à Stéphanie, a deux enfants de 15 et 13 ans. Le dimanche et le lundi, jours de relâche, Stéphanie lui demande de s’occuper des repas «parce qu’elle a cuisiné toute la semaine pour les enfants».

En 2007 à Lyon, lors du Bocuse d’or, il a hissé la Suisse sur la troisième marche du podium, «ce qui fut énorme». Il est en 2018 élu «Cuisinier de l’année» en Suisse par le Gault-Millau. Il tient à désacralis­er tout ça: «Des gens pleurent en nous serrant la main, je vous assure que j’ai vécu cela. Mais j’ai envie de dire que nous ne faisons qu’à manger, nous ne sauvons pas des vies.»

L’avenir? Se renouveler sans rien changer. «Frédy Girardet nous a appris qu’un bon plat a une saveur et quatre textures. C’est ainsi que l’on cuisine le simple haricot vert et que l’on nous en dit tant de bien. C’est grandiose de pouvoir travailler le haricot dans un trois-étoiles qui propose aussi le caviar et le homard.» Cinq cartes par année. Des heures donc à créer avec son équipe, choisir les produits, annoter des assemblage­s possibles. Il résume: «Il ne peut y avoir deux fois le même produit sur une carte, la même couleur, la même cuisson, les mêmes textures, la même vaisselle.»

«Des gens pleurent en nous serrant la main, je vous assure que j’ai vécu cela. Mais j’ai envie de dire que nous ne faisons qu’à manger, nous ne sauvons pas des vies»

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