Le Temps

Pourquoi le Pays basque est une usine à gardiens de légende

Formé à l’Athletic Bilbao, Kepa Arrizabala­ga a rejoint Chelsea cet été pour la somme record de 80 millions d’euros. Le gardien le plus cher de l’histoire et espoir numéro un du poste est l’héritier d’une tradition basque qui remonte à plus d’un siècle

- FLORENT TORCHUT, À BILBAO ET SAINT-SÉBASTIEN @FlorentTor­chut

Ils sont omniprésen­ts. Des génération­s et des génération­s qui ont exporté leur talent aux quatre coins de la péninsule ibérique et désormais jusque dans le Royaume d’Albion, où vient d’atterrir Kepa Arrizabala­ga, la dernière pépite de Lezama (le centre de formation de l’Athletic Bilbao). Eux, ce sont les gardiens basques, une confrérie qui a profondéme­nt marqué l’histoire du football espagnol. Ils sont environ cinq cents à avoir évolué en pro depuis le début du XXe siècle et une cinquantai­ne à avoir porté le maillot de la Roja, alors qu’avec un peu moins de 2,2 millions d’habitants les Basques représente­nt moins de 5% de la population espagnole (46,6 millions).

Avec quinze portiers consacrés (pour vingt titres), les Basques dominent le classement du trophée Zamora, qui récompense depuis 1929 le gardien le moins battu de la saison. Sur les seize Coupes du monde disputées par l’Espagne, on dénombre dix gardiens originaire­s du Pays basque: Ignacio Eizaguirre (1950), Carmelo Cedrun et José Araquistai­n (1962), José Angel Iribar (1966), Luis Miguel Arconada (1978 et 1982), Javier Urruticoec­hea (1978, 1982 et 1986) Andoni Zubizarret­a (1986, 1990, 1994 et 1998), José Manuel Ochotorena (1990) Julen Lopetegui (1994) et enfin Kepa Arrizabala­ga (2018), né quelques mois après le Mondial américain, qui a mis fin en Russie à un interstice de vingt-quatre ans, l’âge qu’il aura le 3 octobre.

Indissocia­ble de l’essor du football basque, impulsé par la fondation de l’Athletic Bilbao en 1898, le portier euskadi est dès le début du XXe siècle un gage de fiabilité défensive. Dans les années 1930, Gregorio Blasco est l’une des pierres angulaires de la formation basque qui domine la première décennie du championna­t profession­nel, avec quatre titres de champion et deux Coupes du roi, magnifiés par trois trophées Zamora.

Dans l’ombre des premiers Galactique­s madrilènes, le numéro un de la maison blanche se nomme Juan Adelarpe Alonso. Né à Fuenterrab­ia, en face du port français d’Hendaye, «Juanito» rafle cinq Coupes d’Europe des clubs champions et cinq Ligas aux côtés d’Alfredo Di Stéfano & Co. Capitaine de l’équipe merengue qui monte pour la troisième fois sur le toit du continent en 1958, il perd sa place au profit de José Araquistai­n, originaire d’Azkoitia, qui décrochera à son tour cinq Ligas entre 1962 et 1968, ainsi qu’une Coupe d’Europe en 1966.

LE RÈGNE SANS PARTAGE D’IRIBAR

Tous trois seront relégués dans la mémoire collective par José Angel Iribar, indéboulon­nable dernier rempart de l’Athletic Bilbao de 1962… à 1980! Vainqueur de l’Euro 64 face à l’URSS de Lev Yachine, dont il partage l’attachemen­t pour la tunique noire, «el Txopo» (le peuplier) dispute 614 rencontres en dix-huit saisons sous le maillot rouge et blanc. Prototype du gardien moderne, doté de réflexes prodigieux, la légende raconte qu’«il pouvait arrêter le ballon du regard». Après avoir délogé Carmelo Cedrun, «le Mur de San Mamés» (402 rencontres avec les Lions de 1950 à 1964, une Liga et quatre coupes nationales), il poussera vers la sortie… son fils Andoni Cedrun, un géant (1,98 m) qui effectuera la majeure partie de sa carrière au Real Saragosse (342 matchs de 1984 à 1996), où il est une idole.

Né à Zarautz, José Angel Iribar a effectué ses premiers plongeons sur la côte cantabriqu­e, tout comme le feront ses héritiers Jesús Maria Zubiarrain (vainqueur de deux Ligas avec l’Atlético Madrid en 1970 et 1973), Luis Miguel Arconada ou encore Vicente Biurrun. «Mon père avait été gardien de but en troisième division et nous nous entraînion­s ensemble, juste en bas de chez nous, sur la plage d’Ondarreta», confie ce dernier, l’un des rares à avoir évolué à la Real Sociedad puis à l’Athletic Bilbao. «C’est ici que j’ai appris à tomber, car sur la plage, tu ne te fais pas mal. Cela m’a aussi permis de trouver la bonne posture pour faire mes parades et pour protéger mon ballon une fois au sol.»

«La plage renforce le jeu de jambes», complète Mario Garcia, un ancien goal amateur qui s’apprête à sortir un ouvrage intitulé La légende des gardiens basques et qui a eu l’occasion d’échanger avec José Angel Iribar. «Dans le Nord, nous étions habitués à jouer sous la pluie et dans la boue, relate celui-ci. Quand d’autres gardiens venaient jouer ici, ils souffraien­t beaucoup, tandis que nous, nous étions dans notre élément.»

Le légendaire portier de l’Athletic évoque un autre aspect de l’école basque. «Nous jouions énormément dans la rue à tous les sports, ce qui nous a appris lire les effets du ballon, à savoir où celui-ci aller retomber ou rebondir.» «On trouve un fronton de pelote basque dans tous les villages de la région, renchérit Vicente Biurrun. Cela te permet de travailler tes réflexes et tes déplacemen­ts.»

ARCONADA, MODÈLE DE TOUTE UNE GÉNÉRATION

Inamovible dans les bois de la Real Sociedad treize saisons durant (551 matchs de 1974 à 1989), avec deux titres de champion d’Espagne à la clé (1981 et 1982), Luis Miguel Arconada (68 sélections de 1977 à 1985) ne peut être réduit à sa bourde sur le coup franc de Michel Platini, en finale de l’Euro 84 (2-0). Et d’ailleurs, même les joueurs français étaient un peu gênés pour lui… «C’était une référence pour nous tous, soutient Vicente Biurrun, qui a grandi dans son ombre à la Real Sociedad avant de reprendre le flambeau d’Andoni Zubizarret­a à l’Athletic Bilbao. Il était solide sur ses appuis et savait s’élever dans les airs.»

«No pasa nada, tenemos a Arconada.» «Rien ne peut nous arriver, on a Arconada», avaient l’habitude de chanter les supporters txuri-urdin. «A l’époque, Iribar et lui, c’étaient Messi et Cristiano Ronaldo, ose Joseba Real de Asua, qui s’apprête à éditer le livre de Mario Garcia. Tous les gamins voulaient leur ressembler et porter leurs maillots, pas celui de Txetxu Rojo [attaquant vedette de l’Athletic Bilbao dans les années 70].»

«La Real Sociedad a surtout formé des gardiens explosifs, capables de sortir rapidement, à l’instar d’Arconada, décrypte Vicente Biurrun. L’Athletic a plutôt produit des gardiens de grande taille, qui savent intervenir dans les airs, tels que Zubizarret­a.» Recordman du nombre de matchs disputés en Liga (622), l’actuel directeur sportif de l’OM a été le taulier de la Roja pendant plus d’une décennie (126 sélections de 1985 à 1998). «L’Athletic forme des gardiens complets: bons techniquem­ent, pas forcément spectacula­ires mais propres et efficaces, analyse Imanol Etxeberria, 140 matchs avec les Lions de 1996 à 2001. Le Basque est travailleu­r, discipliné, il sait faire les efforts et prendre ses responsabi­lités. Moi-même, je ne valais pas «10», mais disons que j’étais assez bon dans tous les domaines.»

KEPA, L’ARCHÉTYPE DU GARDIEN MODERNE

Kepa Arrizabala­ga se veut le digne héritier de cette longue dynastie. «Je ne suis pas du tout surpris que Chelsea ait misé sur lui, lâche Etxeberria, qui a accompagné sa progressio­n au sein de l’Athletic Bilbao de 2012 à 2017. Il est très jeune, certes, mais il est déjà prêt pour le haut niveau. C’est un animal, il est extrêmemen­t profession­nel.» «C’est un gardien complet, plein d’assurance, adapté au football moderne», énumère Vicente Biurrun. «Depuis de nombreuses années, un important travail spécifique est effectué au sein des catégories de jeunes, où l’entraîneur des gardiens a beaucoup de poids», reprend Etxeberria, qui a fondé sa propre école.

Iribar était doté de réflexes prodigieux. La légende raconte qu’«il pouvait arrêter le ballon du regard»

«On trouve un fronton de pelote basque dans tous les villages. Ça te permet de travailler tes réflexes et tes déplacemen­ts»

VICENTE BIURRUN, ANCIEN GARDIEN

La plupart des gardiens de Lezama sont internatio­naux dans leur catégorie d’âge: c’est le cas d’Alex Remiro et d’Unai Simon (tous les deux U21), d’Ibon Ispizua (U15) ou encore de Christophe­r Atangana (appelé avec les U20 camerounai­s). Cette saison, pas moins de neuf portiers basques évoluent en Liga. Outre Oier Olazabal, Gorka Iraizoz, Jon Ander et Unai Simon qui gardent les buts de Levante, Girone, Leganés et de l’Athletic, Aitor Fernandez (Levante), Zubiaurre (Real Sociedad), Iago Herrerin, Alex Remiro (Athletic) et Asier Riesgo (Eibar) assument le rôle de doublure, preuve que la fabrique de gardiens basques tourne encore à plein. ■

 ?? (HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES) ?? José Angel Iribar dans ses oeuvres, en 1966. Surnommé «el Txopo» (le peuplier), le mythique gardien de l’Athletic Bilbao disputera 614 rencontres en 18 saisons sous le maillot rouge et blanc.
(HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES) José Angel Iribar dans ses oeuvres, en 1966. Surnommé «el Txopo» (le peuplier), le mythique gardien de l’Athletic Bilbao disputera 614 rencontres en 18 saisons sous le maillot rouge et blanc.

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