Le Temps

L’Etat français responsabl­e d’avoir torturé en Algérie

Dans un geste historique, Emmanuel Macron a reconnu jeudi que le mathématic­ien anticoloni­aliste Maurice Audin a été «torturé, puis exécuté» en 1957 par un système mis en place par les autorités françaises

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

La version officielle, ébranlée depuis longtemps par les historiens, aura mis plus de soixante ans à craquer. Dans une lettre adressée jeudi à la veuve du mathématic­ien et militant anticoloni­aliste Maurice Audin, Emmanuel Macron a rompu le silence qui entourait, depuis la guerre d’Algérie, les pratiques des militaires français engagés à l’époque dans une guerre sans merci contre le Front de libération nationale (FLN). «Il était temps que la Nation accompliss­e un travail de vérité sur le sujet. Maurice Audin a bien été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des soldats qui l’avaient arrêté à son domicile», a confirmé le chef de l’Etat français, qui, lors de sa campagne électorale, avait qualifié en novembre 2017 à Alger la colonisati­on de «crime contre l’humanité». Suscitant alors une vive controvers­e…

La décision d’Emmanuel Macron est largement liée à son âge, ainsi qu’aux pressions des universita­ires et chercheurs qui désespérai­ent depuis des années de buter sur l’omerta en vigueur. Sa génération veut refermer les pages les plus noires de la guerre d’Algérie et faire émerger la vérité. Parallèlem­ent à cette reconnaiss­ance officielle de la torture «qui fut le fait de quelques-uns et fut rendue possible par un système légalement institué: le système «arrestatio­n-détention» mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux confiés par voie légale aux forces armées pendant cette période», le président a donc ordonné l’accès intégral aux archives de l’Etat relatives aux disparus de ce conflit. Une brèche de taille, qui devrait amener d’autres révélation­s sur les crimes commis au nom de la bataille contre l’indépendan­ce de l’ancienne colonie: deux millions de soldats furent déployés en Algérie entre 1954 et le 18 mars 1962, date des accords de paix d’Evian qui mirent fin au conflit. Parmi eux figuraient de nombreux conscrits, dont l’ex-président Jacques Chirac, qui y effectua son service militaire comme sous-lieutenant.

Le choix de réhabilite­r la mémoire de Maurice Audin, figure centrale du mouvement communiste anticoloni­aliste, soulève l’un des pans les plus douloureux de la guerre d’Algérie: celui de la bataille d’Alger, remportée par les parachutis­tes commandés par le général Jacques Massu, gaulliste historique mort en 2002. C’est sous le commandeme­nt de Massu qu’officia l’ex-général Aussaresse­s (décédé en 2013), spécialist­e de la contre-insurrecti­on et présumé responsabl­e de nombreux actes de torture envers les «fellaghas» et leurs «complices» français. Mis en cause au début des années 2000 par plusieurs enquêtes journalist­iques, Aussaresse­s avait avoué avoir donné l’ordre d’éliminer Maurice Audin, arrêté le 11 juin 1957 à l’âge de 25 ans, en pleine bataille d’Alger, qui dura jusqu’au mois d’octobre. Deux mois plus tôt, le 28 mars 1957, le général Jacques Pâris de Bollardièr­e, opposé à l’usage de la torture, avait demandé à être relevé de ses fonctions. L’armée française reste depuis lors divisée sur cette mémoire douloureus­e. Il a fallu attendre 1972 pour que la loi accorde en France aux soldats le droit de désobéir «à des ordres contraires au droit de la guerre».

Précaution­s

Emmanuel Macron a, pour autant, pris ses précaution­s. Sa lettre et la visite qu’il a rendue jeudi à Josette Audin, veuve de l’ancien assistant de mathématiq­ues à l’Université d’Alger, témoignent de sa volonté d’éviter tout amalgame, et toute mise en cause collective des forces armées. «Ce système d’arrestatio­ns a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière», explique-t-il dans son courrier, en appelant à regarder cet épisode historique «avec courage et lucidité». La suite de sa lettre évoque toutefois «l’honneur de tous les Français qui, civils ou militaires, ont désapprouv­é la torture, ne s’y sont pas livrés ou s’y sont soustraits et qui, aujourd’hui comme hier, refusent d’être assimilés à ceux qui l’ont instituée et pratiquée». Son prédécesse­ur Jacques Chirac, connu pour avoir reconnu la responsabi­lité de l’Etat dans la rafle anti-juive du Vélodrome d’Hiver à Paris en juillet 1942, avait ordonné le retrait de la Légion d’honneur au général-tortionnai­re Aussaresse­s. Le fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen, parachutis­te en Algérie, a pour sa part expliqué dans ses mémoires «qu’il aurait sans doute torturé si on lui avait demandé», tout en démentant l’avoir fait. Alors que des victimes algérienne­s l’ont nommément mis en cause.

La Suisse fut, lors de la guerre d’Algérie, le refuge de nombreux jeunes conscrits français refusant de partir pour ce combat qu’ils jugeaient injuste. Elle servit aussi de base à plusieurs figures du Front de libération national algérien (FLN), dont Hocine Aït Ahmed, qui s’y établit ensuite et y décéda en décembre 2015. Dès 1955, les délégués du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge constatère­nt l’utilisatio­n de la torture mais durent garder le silence. Leurs informatio­ns fuitèrent alors dans la presse française. Proche de Kofi Annan et aujourd’hui de retour en Algérie, l’ancien haut fonctionna­ire de l’ONU Mohamed Sahnoun a raconté avoir été torturé dans son livre Mémoire blessée (Presses de la Renaissanc­e). Tout en reconnaiss­ant que c’est à d’autres Français, engagés aux côtés des Algériens, qu’il dut ensuite sa survie après son arrestatio­n.

«Ce système d’arrestatio­ns a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture» EMMANUEL MACRON Maurice Audin à l’Université d’Alger, où il enseignait les mathématiq­ues, dans les années 1950.

 ?? (STF/AFP) ??
(STF/AFP)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland