Le Temps

Copenhague, le culte du vélo

Dans quelques jours, les Suisses se prononcero­nt sur le contre-projet à l’initiative de Pro Velo. A cette occasion, reportage au Danemark, l’eldorado des cyclistes

- BORIS BUSSLINGER, COPENHAGUE @BorisBussl­inger

Copenhague, 17 heures. Un essaim de cyclistes pédale à un rythme soutenu face au vent. C’est l’heure de pointe dans la capitale nordique, où la plupart des habitants travaillen­t 35 heures par semaine. Juchée sur un gros tricycle doté d’une carriole appelé «vélo-cargo», une mère ramène ses deux enfants de la crèche. Elle est suivie par trois adolescent­es absorbées par leur téléphone portable, qui suivent distraitem­ent le rythme de leurs voisins de peloton. Un coursier les dépasse par la gauche, avant de freiner sèchement: la voie de dépassemen­t est obstruée par un gros vélo bleu de location. Un touriste. Irritée par l’amateur, la moitié de l’essaim sort de sa réserve nordique et fait retentir sa sonnette – ting! Piteux, l’inhabitué se range tête basse sur le côté droit. Le coursier passe en coup de vent, suivi par deux paisibles octogénair­es à vélo électrique. Un businessma­n en complet-veston leur emboîte le pas, se rabat sur la droite et lève une main. Le signal est limpide pour les autochtone­s: il va se ranger sur le côté. Avec discipline et comme un seul homme, l’essaim le dépasse à son tour et poursuit en silence sa route effrénée. Une fin de journée banale sur le bord des routes de Copenhague, où la petite (si) reine trône.

La pédale au plancher

Car tout dans cette cité portuaire de 600000 habitants, absolument tout, est fait pour combler les cyclistes. Et ils sont nombreux. Deux tiers de la population enfourche chaque jour sa bicyclette pour arpenter les 375 kilomètres de pistes cyclables du réseau urbain. A titre de comparaiso­n, Genève n’en propose que 58. Séparées des voitures par une petite marche, les voies danoises couvrent la quasi-totalité des routes, disposent de leurs propres feux de signalisat­ion – qui avantagent systématiq­uement les vélos sur les voitures au démarrage – et de leurs propres ponts. L’un d’entre eux, le «viaduc du serpent», qui ondule 7 mètres au-dessus de l’eau entre de grands immeubles de verre, a même rejoint la Petite Sirène au panthéon des figures emblématiq­ues de la ville. Et si le cycliste fatigue – ou que le temps se couvre – bus, trains, métros ou même taxis sont également pensés pour accueillir les montures et leur propriétai­re. Trois quarts des habitants roulent de toute façon par tous les temps à Copenhague, qui domine le classement mondial des cités les plus propices au vélo.

Cet engouement ne date pas d’hier. Au bénéfice d’une géographie favorable – le point culminant du pays s’élève à 170 mètres – le Danemark et sa capitale adoptent à grande échelle ce moyen de transport bon marché dès la fin du XIXe siècle. La petite reine y progresse et atteint son premier pic dans les années 1960. Les trente glorieuses décuplent alors le pouvoir d’achat des Danois, qui se tournent en masse vers l’automobile. Les ménages n’ayant généraleme­nt qu’une voiture, ce sont les femmes danoises, déjà particuliè­rement indépendan­tes pour l’époque – elles ont obtenu le droit de vote en 1915 –, qui pérennisen­t l’usage du vélo. Toutefois, la population tout entière ne se reconnaît bientôt plus dans ses centres-villes pétaradant­s. Les aficionado­s de la pédale réussissen­t alors l’impossible: convaincre les pro-voiture de privilégie­r la mobilité douce au coeur des agglomérat­ions danoises. Cinquante ans plus tard, le vélo est partout. «Il n’y a pas de stigmatisa­tion autour de son usage au Danemark, explique Klaus Bondam, directeur de la fédération cycliste danoise. Riches, pauvres, jeunes, vieux, libéraux ou écolos, tous l’utilisent indistinct­ement. Les automobili­stes pestent contre les vélos, comme partout, mais ils sont souvent eux-mêmes cyclistes à mi-temps.» Les deux-roues sont désormais si nombreux que tous les partis soutiennen­t leur expansion, même l’extrême droite. «Il serait contre-productif de s’aliéner les deux tiers des électeurs», souligne-t-il avec malice. La bicyclette a désormais dépassé le statut de simple moyen de transport au Danemark, pour devenir un véritable outil promotionn­el. «Nous sommes un petit pays, explique Klaus Bondam. Comme le fromage en Suisse, nous avons besoin de symboles forts. Le vélo en est un. Investir dans son infrastruc­ture, c’est investir dans notre image de marque.» Ce que le royaume nordique accomplit avec succès. Fin août dernier, la vidéo d’Emmanuel Macron en selle aux côtés du premier ministre danois dans les rues de la capitale faisait le tour de la planète.

Le succès du deux-roues au Danemark intéresse par ailleurs toutes les villes congestion­nées du monde, dont les rangs grossissen­t chaque jour. La demande est si élevée que le pays possède une structure qui est spécialeme­nt dédiée à l’accueil des délégation­s étrangères en quête d’explicatio­ns: la Cycling Embassy of Denmark. «J’avais justement un groupe des transports publics zurichois ce matin», raconte Klaus Bondam. Et les bénéfices du tout vélo ne sont pas que diplomatiq­ues.

Une réponse aux défis urbains modernes

«Pédaler en ville répond à plusieurs des challenges auxquels font face les métropoles actuelles, explique le directeur de la fédération cycliste du pays. Les bouchons, notamment.» C’est d’ailleurs la première raison invoquée par les citoyens de la capitale pour justifier l’usage quotidien du vélo: sa rapidité. Pragmatiqu­es, les Danois ne montent pas en selle par conviction écologique – ce motif est même cité en toute dernière position – mais par souci d’efficacité. «Le patron d’un bureau d’avocats m’a une fois raconté ne pas disposer de places de parc automobile­s à côté de son étude, raconte Klaus Bondam. «Mon corps de métier est rationnel, m’a-t-il dit. Aucune raison de venir en voiture puisque c’est plus lent.»

«En plus de sa très appréciée vélocité, la pratique quotidienn­e du deux-roues permet des gains significat­ifs en termes de santé publique», souligne-t-il. Un argument qui ferait mouche auprès des milieux économique­s puisque, d’après les statistiqu­es de la ville de Copenhague, l’activité physique journalièr­e de ses citoyens combinée à une pollution moindre permettrai­t d’éviter jusqu’à 40000 jours de congé maladie par année.

Et par la même occasion de réaliser de solides économies. Plus étonnant, le vélo stimulerai­t même le commerce de proximité: «Lors de l’élargissem­ent des pistes cyclables d’une artère commerçant­e du centre-ville, tous les magasins ont crié à la faillite, dit Klaus Bondam. Pour finir, leur chiffre d’affaires a bondi. Les cyclistes achètent moins d’un coup mais ils s’arrêtent plus facilement que les automobili­stes.»

Pédaler pour s’intégrer

Malgré son écrasante domination – seuls 40% des Danois possèdent une voiture contre 90% un vélo – le deux-roues est également critiqué en son royaume. Les griefs qui lui sont reprochés sont d’ailleurs sensibleme­nt les mêmes qu’en Suisse: incivilité­s des cyclistes, accidents, rétrécisse­ment de l’espace alloué aux voitures. «Mais plus il y a de vélos, plus le trafic automobile est fluide, souligne Klaus Bondam. Et est-ce normal qu’une personne au volant d’une voiture occupe autant d’espace sur la place publique? Le consensus au Danemark est de considérer que non.» Le système nordique est-il toutefois compatible avec la géographie suisse? «Il faut trouver des solutions locales aux problèmes locaux, réplique Klaus Bondam, comme combiner transports publics et bicyclette­s. Il faut aussi être innovant. Dans la région du grand Copenhague, 23 municipali­tés ont ainsi décidé d’unir leurs forces pour acheminer les pendulaire­s des campagnes vers le centre-ville dans le confort et la sécurité en construisa­nt de nouvelles «autoroutes à vélo». Un quart de leurs usagers, qui parcourent pour certains plus de 30 km par jour, utilisaien­t auparavant la voiture. L’essor du vélo électrique permet également de parcourir de plus longues distances, même sur des reliefs accidentés.»

Ambassadeu­r de Suisse au Danemark depuis trois ans, Bénédikt Wechsler a lui-même été séduit par le moyen de transport national. «Mon chauffeur a moins de travail», plaisante Son Excellence en admirant la mer depuis le ponton privé de la représenta­tion helvétique. «Mais en tant qu’étranger, c’est un facteur d’intégratio­n très important, souligne-t-il. Celui qui ne fait jamais de vélo peut vite être perçu comme réfractair­e à la culture danoise.» Sans être un fanatique de l’engin, le diplomate a donc adopté les coutumes locales et enfourché son cycle électrique pour se rendre à la traditionn­elle intronisat­ion des ambassadeu­rs auprès de la reine Margrethe II. Parfait pour briser la glace avec Son Altesse puisque, incarnatio­n de l’esprit danois, la famille royale pédale comme tout le monde.

Il n’est ainsi pas rare d’apercevoir la princesse Mary Elizabeth Donaldson emprunter sa royale bicyclette pour amener ellemême ses jumeaux à l’école. ▅

«Pédaler en ville répond à plusieurs des challenges auxquels font face les métropoles actuelles. Les bouchons, notamment»

KLAUS BONDAM, DIRECTEUR

DE LA FÉDÉRATION CYCLISTE DANOISE

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(LEO PATRIZI/GETTY IMAGES) Deux tiers de la population enfourche chaque jour sa bicyclette pour arpenter les 375 kilomètres de pistes cyclables du réseau urbain.
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(FÉDÉRATION CYCLISTE DANOISE) Un des ponts de la ville réservés aux vélos, le «viaduc du serpent», qui ondule 7 mètres au-dessus de l’eau.

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