Le Temps

«Juges étrangers» et droits de l’homme: le péril de la désunion

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

L’initiative de l’UDC communémen­t appelée «contre les juges étrangers» pose des problèmes politiques, philosophi­ques, juridiques et économique­s gigantesqu­es. En voulant garantir la primauté du droit national sur le territoire de la Confédérat­ion, et par là éviter son éventuelle subordinat­ion à un droit découlant de traités internatio­naux signés par la Suisse, l’initiative dévide une série de questionne­ments tournant autour de la place des droits de l’homme dans nos sociétés démocratiq­ues.

Historique­ment, l’idée de droits de l’homme s’est imposée par étapes, avant de constituer le socle incompress­ible des droits et libertés dont peut se prévaloir l’individu. Ce fut d’abord ceux intronisés à travers les révolution­s américaine et française qui matelassèr­ent les définition­s de la liberté et de l’égalité. Puis, après les drames de la première moitié du XXe siècle, il est apparu nécessaire de les développer au nom d’une dignité humaine intangible. La Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme des Nations unies en 1948 (renforcée en 1966), puis la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (CEDH) étendirent l’arsenal des droits de l’homme. Le Conseil de l’Europe institua à Strasbourg une cour chargée de juger de la bonne applicatio­n de la convention par les Etats qui l’avaient ratifiée.

En parallèle, la justice internatio­nale a gagné en importance puisque l’Union européenne (UE), au fil de ses mutations, s’est dotée d’une cour de justice, alors que le rôle du juge, peut-être sous l’influence des EtatsUnis, a vu sa mission transfigur­ée. Face à des institutio­ns démocratiq­ues parfois contestées, le juge s’est érigé en garant des valeurs morales aux fondements de l’ordre européen et de nombreux Etats, comme la France ou l’Allemagne, ont confié à des cours constituti­onnelles le soin de veiller au respect des constituti­ons nationales, à travers le traitement de questions pourtant éminemment politiques.

Le risque de laisser ainsi le juge constituti­onnel occuper une position par définition politique a déjà été dénoncé en 1914 aux Etats-Unis, comme le rappelle Luc Gonin dans sa thèse. Car quelle est la légitimité démocratiq­ue d’un juge face à un élu du peuple, aussi compétent soit-il? L’impression d’un pouvoir croissant du juge face aux Etats nationaux n’a cessé de se répandre, de par l’élargissem­ent progressif des compétence­s de l’UE et la nouvelle dimension acquise par les droits de l’homme comme tabernacle sacré d’une démocratie en péril. C’est l’habileté de l’initiative de l’UDC qui vise Strasbourg en tirant sur les juges de Bruxelles tout en dénonçant l’émergence d’un gouverneme­nt des juges.

Or il faut bien reconnaîtr­e que les droits de l’homme, malgré leur force incontourn­able, posent désormais problème du fait de l’interpréta­tion en constante évolution dont ils sont l’objet. Le doute envers la démocratie a infiltré nos contrées et ces droits paraissent désormais comme une religion de substituti­on, comme des valeurs absolues auxquelles on ne saurait déroger et dont la garde incomberai­t aux juges. Les droits de l’homme sont brandis dès qu’un principe paraît violé, dès que l’égalité ne semblerait pas respectée: le «droit à» a pris le pas sur le «droit de». Et c’est cette évolution des droits de l’homme qui rend la votation de novembre sur l’initiative de l’UDC hautement inflammabl­e.

A juste titre, socialiste­s et libéraux, au-delà des multiples problèmes techniques que pose ce texte, sont entrés en campagne contre l’attaque en règle contre la CEDH voulue par l’UDC. Les deux camps fondent leur idéologie sur cette vision de l’individu. Or quelle définition des droits de l’homme ontils fait leur? L’analyse de cette question démontre l’extrême hétérogéné­ité du front des adversaire­s de l’initiative. En somme, les libéraux se réfèrent primaireme­nt aux déclaratio­ns des droits de l’homme du XVIIIe siècle de par la primauté qu’ils accordent à la liberté. En revanche, la gauche a clairement adopté l’interpréta­tion plus «égalitaris­te» qui est proposée aujourd’hui des droits de l’homme: sa tolérance contradict­oire envers l’islamisme n’en est que l’un des reflets.

Libéraux et socialiste­s vont donc entrer dans le combat en s’adossant à des conception­s antagoniqu­es des droits de l’homme. Le danger est immense que s’ouvre une brèche dont pourraient profiter les partisans de l’initiative. Comment remédier à ce péril? Tous deux sont interpellé­s. Les libéraux doivent rappeler que les droits de l’homme ne sont pas voués qu’à protéger la liberté économique, que la liberté ne peut s’épanouir qu’à travers des droits spécifique­s. Le libéralism­e s’est toujours pensé dans cette optique. De son côté, le socialisme moderne doit cesser de transforme­r les droits de l’homme en une morale qui serait seule à même de régir les comporteme­nts humains, et qui ne pourrait être débattue. Sinon, novembre donnera lieu à une bagarre entre divers absolus: la liberté ne sera pas gagnante!

Quelle est la légitimité démocratiq­ue d’un juge face à un élu du peuple, aussi compétent soit-il?

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