«Une troupe, même provisoire, dynamise un théâtre»
Sous le nom de «Belles complications», Anne Bisang crée, pour la deuxième fois, un collectif d’acteurs qui opérera tout au long de la saison. La directrice artistique du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds en décline les vertus
«Un modèle», dit-elle. Une ruche comme tout enfant de Molière en rêve, pourrait-on ajouter. Anne Bisang aime les complications, celles des horlogers neuchâtelois, celles qui permettent à la lune et à ses humeurs de s’inscrire dans un cadran. Sous le nom de «Belles complications», la directrice artistique du Théâtre populaire romand (TPR) fait revivre dans la grande maison chaux-de-fonnière une troupe, le temps d’une saison.
Charles Joris, qui fut pendant quarante ans le capitaine corsaire du TPR, aurait adoré cette émulation collective retrouvée. Avec ses «Belles complications», Anne Bisang revivifie l’héritage. Il y a deux ans, elle proposait déjà cette formule: un groupe d’acteurs, une scénographe et une chorégraphe travaillaient pendant six mois au service de trois metteurs en scène – autant de productions.
Le geste avait de l’allure. Anne Bisang récidive donc. A la veille du lancement de saison – ce vendredi, Apocalypse bébé, de Virginie Despentes –, elle précisait son cap.
Pourquoi ne pas pérenniser ces «Belles complications»? Monter un tel collectif représente un immense travail. L’opération coûte entre 600 et 650000 francs, l’équivalent d’une production de la Comédie de Genève par exemple. Ce n’est pas exorbitant, mais il faut trouver ces financements, ça ne se fait pas en un tournemain. Dans notre modèle, le TPR engage de l’argent, met à disposition ses équipes techniques et administratives, ses infrastructures évidemment, mais les metteurs en scène apportent des fonds eux aussi. Pour le moment, donc, notre ambition est de reproduire l’opération tous les deux ans.
Qu’est-ce que ça apporte au TPR? Une mobilisation des 17 employés de la maison, une excitation sur le plateau et dans les bureaux. C’est tout le théâtre qui vit sous tension. Ces «Belles complications» sont un modèle parce qu’elles offrent des perspectives aux six acteurs engagés et à tous les autres professionnels impliqués. Ils ont ce bonheur de pouvoir se consacrer exclusivement à leur travail, ce qui suspend le mercenariat, qui est le lot du métier. C’est un cadre qui leur permet de donner leur pleine mesure. Ils ne peuvent qu’en être meilleurs. L’autre bénéfice, c’est que chaque production se jouera au minimum vingt fois, à La Chaux-de-Fonds, bien sûr, mais aussi à Martigny, Genève, Fribourg, Sierre.
Manon Krüttli, Olivia Seigne, Natacha Koutchoumov, codirectrice de la Comédie de Genève, sont les trois metteuses en scène choisies pour ces «Belles complications». Pourquoi elles? C’est un choix que nous avons fait avec Alexandre Doublet, directeur du Théâtre Les Halles de Sierre et partenaire de l’opération, comme le Théâtre du Loup et le Théâtre Saint-Gervais à Genève. Notre critère, c’était que les artistes retenus aient des affinités entre eux, qu’ils soient prêts à partager des acteurs, à échanger sur leur travail.
Quelles voies théâtrales vont-elles investir? Au moment du choix, nous avons été sensibles à la différence des styles de jeu. Avec Le large existe, Manon Krüttli invite ses comédiens à inventer un mouvement presque chorégraphique, à partir de fragments de Marguerite Duras et de Sarah Kane. Olivia Seigne, elle, adapte La famille Schroffenstein, ce classique de Heinrich von Kleist: six interprètes doivent endosser 20 rôles. Quant à Natacha Koutchoumov, elle tournera autour du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, en jouant sur cette frontière qui sépare la vie de la fiction, d’où le titre Summer Break.
«Avec nos «Belles complications», il y a une excitation sur le plateau et dans les bureaux. C’est tout le théâtre qui vit sous tension»
Vous accueillez pour la troisième fois le metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani, figure de la scène européenne. Il présentera son très beau et délicat «Summerless» les 19 et 20 janvier. Qu’est-ce qui vous touche chez cet artiste? Ses spectacles sont des saisies incroyablement subtiles de la société iranienne. Il nous parle de son monde, mais il interroge aussi nos valeurs. De tels artistes sont importants, c’est la raison pour laquelle le TPR coproduit Summerless, une histoire d’amour interdite dans une école. Les comédiens de Koohestani sont merveilleux de légèreté. Ils n’en font jamais trop. Et il y a une communauté iranienne dans le canton qui répond.
Vous montez pour votre part «Havre» de l’auteur canadienne Mishka Lavigne, inconnue sous nos latitudes. Pourquoi ce choix? C’est une proposition du Poche de Genève, dirigé par Mathieu Bertholet. La règle du jeu est particulière. Le Poche a un comité de lecture, dont j’ai fait partie jusqu’à la saison passée. Il lit des textes et sélectionne ceux qui lui paraissent les plus forts. Mathieu Bertholet choisit ensuite les acteurs et les metteurs en scène. Il m’a proposé Havre, ce qui m’a ravie. C’est un galop: nous n’avons que trois semaines pour répéter, mais on est parfois plus audacieux dans ces conditions. La pièce est poignante. Si les gens ne pleurent pas, j’aurai raté mon coup.
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