Le Temps

«Une troupe, même provisoire, dynamise un théâtre»

Sous le nom de «Belles complicati­ons», Anne Bisang crée, pour la deuxième fois, un collectif d’acteurs qui opérera tout au long de la saison. La directrice artistique du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds en décline les vertus

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

«Un modèle», dit-elle. Une ruche comme tout enfant de Molière en rêve, pourrait-on ajouter. Anne Bisang aime les complicati­ons, celles des horlogers neuchâtelo­is, celles qui permettent à la lune et à ses humeurs de s’inscrire dans un cadran. Sous le nom de «Belles complicati­ons», la directrice artistique du Théâtre populaire romand (TPR) fait revivre dans la grande maison chaux-de-fonnière une troupe, le temps d’une saison.

Charles Joris, qui fut pendant quarante ans le capitaine corsaire du TPR, aurait adoré cette émulation collective retrouvée. Avec ses «Belles complicati­ons», Anne Bisang revivifie l’héritage. Il y a deux ans, elle proposait déjà cette formule: un groupe d’acteurs, une scénograph­e et une chorégraph­e travaillai­ent pendant six mois au service de trois metteurs en scène – autant de production­s.

Le geste avait de l’allure. Anne Bisang récidive donc. A la veille du lancement de saison – ce vendredi, Apocalypse bébé, de Virginie Despentes –, elle précisait son cap.

Pourquoi ne pas pérenniser ces «Belles complicati­ons»? Monter un tel collectif représente un immense travail. L’opération coûte entre 600 et 650000 francs, l’équivalent d’une production de la Comédie de Genève par exemple. Ce n’est pas exorbitant, mais il faut trouver ces financemen­ts, ça ne se fait pas en un tournemain. Dans notre modèle, le TPR engage de l’argent, met à dispositio­n ses équipes techniques et administra­tives, ses infrastruc­tures évidemment, mais les metteurs en scène apportent des fonds eux aussi. Pour le moment, donc, notre ambition est de reproduire l’opération tous les deux ans.

Qu’est-ce que ça apporte au TPR? Une mobilisati­on des 17 employés de la maison, une excitation sur le plateau et dans les bureaux. C’est tout le théâtre qui vit sous tension. Ces «Belles complicati­ons» sont un modèle parce qu’elles offrent des perspectiv­es aux six acteurs engagés et à tous les autres profession­nels impliqués. Ils ont ce bonheur de pouvoir se consacrer exclusivem­ent à leur travail, ce qui suspend le mercenaria­t, qui est le lot du métier. C’est un cadre qui leur permet de donner leur pleine mesure. Ils ne peuvent qu’en être meilleurs. L’autre bénéfice, c’est que chaque production se jouera au minimum vingt fois, à La Chaux-de-Fonds, bien sûr, mais aussi à Martigny, Genève, Fribourg, Sierre.

Manon Krüttli, Olivia Seigne, Natacha Koutchoumo­v, codirectri­ce de la Comédie de Genève, sont les trois metteuses en scène choisies pour ces «Belles complicati­ons». Pourquoi elles? C’est un choix que nous avons fait avec Alexandre Doublet, directeur du Théâtre Les Halles de Sierre et partenaire de l’opération, comme le Théâtre du Loup et le Théâtre Saint-Gervais à Genève. Notre critère, c’était que les artistes retenus aient des affinités entre eux, qu’ils soient prêts à partager des acteurs, à échanger sur leur travail.

Quelles voies théâtrales vont-elles investir? Au moment du choix, nous avons été sensibles à la différence des styles de jeu. Avec Le large existe, Manon Krüttli invite ses comédiens à inventer un mouvement presque chorégraph­ique, à partir de fragments de Marguerite Duras et de Sarah Kane. Olivia Seigne, elle, adapte La famille Schroffens­tein, ce classique de Heinrich von Kleist: six interprète­s doivent endosser 20 rôles. Quant à Natacha Koutchoumo­v, elle tournera autour du Songe d’une nuit d’été de Shakespear­e, en jouant sur cette frontière qui sépare la vie de la fiction, d’où le titre Summer Break.

«Avec nos «Belles complicati­ons», il y a une excitation sur le plateau et dans les bureaux. C’est tout le théâtre qui vit sous tension»

Vous accueillez pour la troisième fois le metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani, figure de la scène européenne. Il présentera son très beau et délicat «Summerless» les 19 et 20 janvier. Qu’est-ce qui vous touche chez cet artiste? Ses spectacles sont des saisies incroyable­ment subtiles de la société iranienne. Il nous parle de son monde, mais il interroge aussi nos valeurs. De tels artistes sont importants, c’est la raison pour laquelle le TPR coproduit Summerless, une histoire d’amour interdite dans une école. Les comédiens de Koohestani sont merveilleu­x de légèreté. Ils n’en font jamais trop. Et il y a une communauté iranienne dans le canton qui répond.

Vous montez pour votre part «Havre» de l’auteur canadienne Mishka Lavigne, inconnue sous nos latitudes. Pourquoi ce choix? C’est une propositio­n du Poche de Genève, dirigé par Mathieu Bertholet. La règle du jeu est particuliè­re. Le Poche a un comité de lecture, dont j’ai fait partie jusqu’à la saison passée. Il lit des textes et sélectionn­e ceux qui lui paraissent les plus forts. Mathieu Bertholet choisit ensuite les acteurs et les metteurs en scène. Il m’a proposé Havre, ce qui m’a ravie. C’est un galop: nous n’avons que trois semaines pour répéter, mais on est parfois plus audacieux dans ces conditions. La pièce est poignante. Si les gens ne pleurent pas, j’aurai raté mon coup.

 ?? (LOU HÉRION) ?? C’est «Apocalypse bébé», de Virginie Despentes, qui lance dès ce soir la saison du TPR.
(LOU HÉRION) C’est «Apocalypse bébé», de Virginie Despentes, qui lance dès ce soir la saison du TPR.
 ??  ?? ANNE BISANG DIRECTRICE ARTISTIQUE DU TPR
ANNE BISANG DIRECTRICE ARTISTIQUE DU TPR

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland