Le Temps

Heures d’angoisse à Idlib

Depuis sept ans, Radio Fresh lutte autant contre le régime syrien que contre les djihadiste­s. Elle réussit parallèlem­ent à rassembler des milliers de personnes dans les rues

- LUIS LEMA @luislema

«Les gens ont fini par comprendre le tissu de mensonges que représenta­ient l’Etat islamique ou Al-Qaida» RAED FARES, FONDATEUR DE RADIO FRESH «En cas d’offensive du régime, la première chose que les soldats feraient, c’est venir nous chercher» RAED FARES

Ils s’en excusent presque. Les animateurs de Radio Fresh, ces jours, n’arrivent plus à assurer les 24 heures quotidienn­es de retransmis­sion qu’ils avaient promises à leurs auditeurs. Mais c’est vrai, ils ont quelques circonstan­ces atténuante­s: alors que l’armée syrienne amasse des troupes en vue de l’assaut final contre cette région rebelle; alors que les avions russes ont commencé les bombardeme­nts de certains faubourgs; alors que la Turquie, de son côté, envoie aussi des renforts à proximité, Radio Fresh est en première ligne, en pleine région d’Idlib. «Nous sommes un peu submergés par l’actualité», résume sobrement un des journalist­es de la radio.

Un concert de bêlements

Dans la longue guerre syrienne, ce n’est pas la première fois qu’Idlib est ainsi «submergée» d’un trop-plein d’événements. Ancien bastion du régime syrien et de ses milices sanguinair­es, puis conquise par l’organisati­on Etat islamique, avant qu’elle tombe en partie aux mains du Front Al-Nosra, l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaida… Regroupés désormais sous une autre appellatio­n (Hayat Tahrir al-Cham, HTS), et rejoints par d’autres groupes, ces djihadiste­s seraient environ 10000 dans la région. C’est leur présence qui sert de prétexte à l’offensive militaire tant redoutée. Mais, outre ces djihadiste­s, se sont aussi réfugiés à Idlib des centaines de milliers de civils, qui ont déjà fui d’autres combats, et d’autres bombardeme­nts. Les écoles, les bâtiments publics, les parcs… tout est en effet «submergé» par les quelque 3 millions de personnes qui vivent désormais dans cette province, terrifiées à l’idée que toutes ces horreurs puissent recommence­r.

Si Radio Fresh est devenue un symbole, c’est celui de la prise en main par la population d’Idlib de sa propre destinée, ouvrant des espaces de liberté totalement inédits jusqu’ici dans la Syrie autoritair­e de la famille Assad. Fondée en 2013 par le militant Raed Fares, la radio a été frontaleme­nt exposée à tous les soubresaut­s de la province. Et son ingéniosit­é à y faire face aurait de quoi nourrir un manuel vantant les mérites de la résilience. La musique? Elle avait été interdite par les groupes djihadiste­s. Qu’à cela ne tienne: les animateurs de Radio Fresh l’ont remplacée par la diffusion de piaillemen­ts d’oiseaux et de bêlements de moutons, devenus entretemps leur marque de fabrique.

De la même manière, les islamistes ont menacé de s’en prendre aux animatrice­s de la radio dont on entendait sur les ondes la voix féminine. Grâce à un logiciel, ces voix ont été modifiées, et grossièrem­ent rapprochée­s de celles d’un homme. «Petit à petit, impercepti­blement, nous diminuons l’intensité de l’effet pour que les voix initiales des femmes deviennent de plus en plus audibles. D’ici à la fin du mois, tout devrait rentrer dans l’ordre», explique au téléphone Raed Fares. Pour autant, bien sûr, qu’Idlib n’ait pas été rayée de la carte d’ici là.

En cas d’attaque chimique…

Ces menaces qui planent sur la petite rédaction de Radio Fresh ne sont pas prises à la légère. Raed Fares est un miraculé: en 2014, il a échappé à une tentative d’assassinat de l’Etat islamique à l’arme automatiqu­e, même si les balles lui ont fracturé alors six os et lui ont traversé l’épaule et un poumon. Après trois mois à l’hôpital, une mine l’attend au passage de sa voiture. Puis, à la fin de la même année, c’est le Front Al-Nosra qui l’enlèvera pendant plusieurs jours avant que ses combattant­s mettent à sac les locaux de la radio. Dans le même temps, Radio Fresh a aussi été prise plusieurs fois pour cible par l’armée syrienne et son allié russe. «En cas d’offensive du régime, la première chose que les soldats feraient, c’est venir nous chercher», assure-t-il calmement.

En attendant, les animateurs de la radio, qui sont tous des volontaire­s, continuent de tenir l’antenne 19 heures par jour. Ici, chaque décollage d’avion, notamment de la base russe toute proche de Hmeimim, provoque immédiatem­ent une interrupti­on des programmes. «Une fois prévenus, les gens n’ont que quelques minutes pour essayer de se mettre à l’abri», souligne le fondateur de la radio. La grille des programmes comprend aussi des explicatio­ns, données par des médecins ou des scientifiq­ues, sur les conséquenc­es d’une attaque chimique et sur les moyens d’y faire face. Ou encore, des cours de… religion délivrés par des cheikhs et des experts en islam. «Nous devons combattre le mal avec ses propres armes, poursuit Raed Fares qui, avant la guerre, était agent immobilier à Kafranbel. L’idée, c’est de parler des valeurs de tolérance et de miséricord­e de l’islam, et de contrer ainsi la version qu’en donnent l’Etat islamique ou HTS.»

A Kafranbel, l’exercice a payé. Ce vendredi, appelés notamment à manifester par Radio Fresh, ils étaient des milliers, hommes, femmes et enfants, à s’époumoner dans les rues de la petite ville aux cris de «Nous voulons la liberté». Pas le moindre drapeau islamiste à l’horizon, mais une ambiance qui, une fois encore, sept ans après le début de la guerre, ressemblai­t à celle des débuts de la «révolution», sauvagemen­t écrasée par le régime syrien.

Raed Fares ne sous-estime pas les raisons qui ont pu convaincre les jeunes caïds du coin d’adhérer à l’idéologie djihadiste. «Alors qu’il n’y avait aucune autre issue, c’était pour eux la perspectiv­e de gagner un statut de héros. Créer un groupe armé, et le placer sous la protection d’Al-Qaida, cela revenait à pouvoir agir en toute impunité et à… gagner un peu d’argent.» A l’en croire, cette histoire est désormais révolue dans une grande partie de la province d’Idlib, qui échappe aux islamistes. «Les gens ont fini par comprendre le tissu de mensonges que représenta­ient l’Etat islamique ou Al-Qaida. Aujourd’hui, se réclamer de ces organisati­ons, c’est se couvrir de honte et l’étendre à toute sa famille.» Fares se dit fier d’avoir contribué à percer ce voile de mensonge. Il est persuadé que si les djihadiste­s tentaient une nouvelle fois de s’en prendre à la radio, ils seraient arrêtés par la population. «Nous avons réussi», dit-il.

La solution la moins pire

Mais c’est du ciel que vient aujourd’hui la menace, représenté­e par les bombardier­s russes et les barils d’explosifs largués par les hélicoptèr­es de l’armée syrienne. Un pronostic? Fares ne peut se résoudre à croire à l’imminence d’une attaque qui pourrait amener des centaines de milliers de gens (800000 selon les évaluation­s de l’ONU) à fuir vers la frontière turque et à provoquer un inconcevab­le drame humanitair­e. Il n’y a pas de bonne solution. Mais «la moins pire», selon le militant, serait de voir s’entendre la Turquie et la Russie. Dans ce cas de figure – rejeté officielle­ment par Damas –, il incomberai­t à la Turquie de mener la lutte contre les djihadiste­s grâce aux milices qu’elle a rassemblée­s sous ses ordres à Idlib, sous le nom de Front national de libération. «Au fond, cela ne m’intéresse pas de savoir qui vaincra militairem­ent. Chacun d’eux nous a déjà fait suffisamme­nt souffrir. Quel que soit le résultat, nous continuero­ns notre combat.»

C’est un secret mal gardé: d’ores et déjà, les militants de Radio Fresh ont garni un véhicule d’antennes et de matériel de toute sorte pour être à même de continuer à diffuser leurs programmes. «Nous nous cacherons dans les collines. Rien ne nous arrêtera.»

Une chose est sûre: la concentrat­ion humaine est telle désormais à Idlib que le carnage est assuré. «Chaque bombe ou chaque baril d’explosif tuerait 200 ou 300 personnes», prévient Raed Fares. Sa conclusion fait froid dans le dos. «Je vais peut-être vous choquer, mais je défends l’idée que, en cas d’attaque, le régime utilise des armes chimiques, voire une bombe nucléaire s’il en avait. Au moins, cela nous épargnerai­t la douleur de chercher les bouts de corps de nos proches sous les décombres.»

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SYRIE L’offensive du régime de Bachar sur la province rebelle est suspendue. Pour combien de temps?
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(DR) Raed Fares (en haut à gauche) et trois de ses collaborat­eurs.
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