Rencontre dans l’antre de Jacques Finné, grand maître du fantastique
Le Belge qui a retraduit «Dracula» publie sa somme sur la littérature fantastique américaine, tout en prenant la défense des goules. Il vit à Zurich. Nous avons rencontré ce guide exquis vers l’étrange
Après avoir dit cela d’une voix douce, bien sûr, il affiche un petit sourire en coin. «Le diable est un thème trop réaliste pour moi.» Ainsi Jacques Finné parle-t-il de son monde. Trop réaliste, Satan, parce que des gens y croient vraiment. Il y a une matérialité du démon, la foi lui donne une plénitude dans les esprits. On est loin du vampire, du fantôme, même du loup-garou («un mythe un peu moins fort») ou de la goule, la créature la plus maudite. Ces monstres-là restent tapis sous le lit ou prêts à bondir depuis la fenêtre. La littérature fantastique a maintes fois cité le Malin, mais elle est plus maligne.
On discute avec le Belge Jacques Finné, 74 ans, dans un restaurant italien d’Oerlikon, un quartier de Zurich. En papotant, il glisse une recette pour accommoder le foie de veau (le cuire dans des oignons en lamelles, déglacer au vin blanc), puis veut vanter le roman Ariel de Lawrence Block, «un chefd’oeuvre». Restée longtemps inédite en français, cette histoire choc d’un enfant possédé a été rendue accessible par sa traduction.
UNE VEDETTE DES OMBRES
Traducteur, anthologiste et essayiste, Jacques Finné n’est pas une star. Pourtant, il apparaît comme une vedette des ombres: il a donné envie de lire plus loin à nombre de jeunes curieux.
Il y a quelques semaines, il a écrit au Temps afin de signaler, sans trompeter, la sortie de son nouveau livre. Pour certains quadras ou plus, amateurs de fantastique depuis leur adolescence, lire un e-mail adressé par jacques. finne@… produit un choc. C’est une fenêtre qui s’ouvre à nouveau sur des mondes oubliés mais toujours tapis dans l’esprit, les landes brumeuses, les créatures abyssales, les vertiges veineux.
Cet homme attablé à Oerlikon, affable et frêle, est le meilleur connaisseur européen de la littérature fantastique. Il a repris en français le Dracula de Bram Stoker, il a traduit bien des oeuvres de Joseph Sheridan Le Fanu – revenu à la mode ces temps avec la websérie inspirée de Carmilla
–, des romans de Henry Rider Haggard, dont Allan Quatermain, ou l’inoubliable Loup-garou de Paris de Guy Endore. Jacques Finné a donné des anthologies qui font date, notamment ses Trois saigneurs de la
nuit (goules, vampires, loups-garous), en trois volumes.
Son premier essai en 1978, La littérature fantastique. Essai sur l’organisation surnaturelle, dérivé de sa thèse en littérature à l’Université libre de Bruxelles (ULB), représente l’un des deux textes les plus pertinents sur la définition, si filante, du fantastique, avec celui de Tzvetan Todorov.
À ZURICH DEPUIS 1972
Le Bruxellois vit à Zurich depuis 1972. Il y est venu («le 27 avril 1972»), en raison d’une bisbille à l’ULB où il était assistant, et parce qu’une école zurichoise de traduction avait tant besoin d’enseignants qu’elle payait l’avion aux postulants. Il a enseigné le passage de l’anglais et de l’italien au français. «Le traducteur littéraire a une vie onirique, dans ses textes… Et depuis que j’ai arrêté, les étudiants me manquent.» Il collabore avec certains anciens élèves pour des anthologies à venir.
Et il est resté à Zurich: «Même si elle évolue, que le français devient absent, que je me sens plus exilé, j’aime Oerlikon, un village. Je reste nostalgique de mon Bruxelles, l’Ixelles des années 1970.» Dans ces années-là, à la bibliothèque de ce quartier du sud de la capitale belge, tout s’est joué: «J’adorais Les 1001
nuits, et les contes de fées. La bibliothécaire m’a conseillé de regarder du côté du fantastique.» Il n’est jamais revenu de ces terres-là.
UN ÂGE D’OR DU FANTASTIQUE
Le nom de Jacques Finné est indissociable d’un âge d’or du fantastique, auquel il a contribué, comme d’autres acteurs de Belgique. A Verviers dans les années 1970, les Editions Marabout constituent une collection de fantastique unique dans l’histoire du genre, qui a fait découvrir des dizaines d’auteurs, d’Amérique comme d’Europe, à des lecteurs friands de ces petits bouquins à la couverture sur fond noir. L’anthologiste est entré dans le vif du sujet avec une Amérique fantastique; dans une précieuse succession de monographies nationales, il a aussi donné une Italie fantastique. Marabout disparaît, la décennie suivante est dominée par les Nouvelles Editions Oswald (NéO), à Paris. L’expert propose les Trois saigneurs ainsi que d’autres mélanges, dont un consacré à Howard Phillips Lovecraft: «C’est un père. Un homme qui a créé son livre fondateur, ses villes, son univers. Il n’existe pas d’écrivain comparable.»
Lovecraft jouit donc d’une bonne place dans le Panorama de la littérature fantastique américaine,
colossal ouvrage qui paraît ces temps chez Terre de brume, un éditeur de Dinan reprenant le flambeau du fantastique. Ce Panorama pèse 654 pages d’érudition, de découvertes et d’humour – l’auteur sait glorifier comme étriller avec malice.
Défilent les origines toujours discutées du genre aux Etats-Unis, les premiers maîtres (Hawthorne, Poe, Bierce), Lovecraft et ses disciples, l’époque majeure des pulps – les populaires recueils de nouvelles –, les grandes thématiques (la maison hantée, le diable – le revoilà! –, les enfants maudits), et ce, jusqu’à Stephen King. Le spécialiste parle d’une relation «d’amour-haine» avec l’auteur de
Shining. Le maître du Maine est un rustaud, mais un rustaud qui sait tisser une toile aussi solide que sinistre. «Roi qui a ses vassaux», il est le dernier.
Le dernier? «Oui, parce que le fantastique est mort.» Jacques Finné achève délicatement son filet de poisson. «Un genre peut s’épuiser. Le thème naît, grandit, devient répétitif, puis meurt.» Ne serait-ce pas là une version érudite du «après moi, le déluge»? Il argumente: «Depuis les années 1990, il y a eu, sans vouloir faire un jeu de mots lourd, une vampirisation du genre. Le fantastique se retrouve dans nombre de romans, sans en être vraiment.» Plus tard, dans un e-mail, il glissera un addenda: «P.-S. Je regrette de ne pas savoir dessiner du tout. Je rêve d’un dessin où Dracula, en grande tenue d’opérette, se tordrait et pleurerait de rire en lisant
Twilight.» C’est plus imagé. Allons parcourir les rayons de Payot censés exposer le fantastique; admettons-le, le sévère jugement du sage se vérifie. On ne voit que de la fantasy, et un peu de science-fiction. Ainsi qu’Anne Rice et Stephen King en vestiges de la nuit.
LA CAUSE DES FEMMES
Depuis une décennie, Jacques Finné défend la cause des femmes. Celles qui font peur, avec une anthologie sur les femmes vampires, chez José Corti. Surtout, celles qui tenaient la plume, couchant leurs cauchemars sur papier, à l’époque victorienne: deux florilèges sont parus (Corti aussi), un troisième se prépare. Dans la complexe économie des traductions littéraires, il prend parfois les devants: c’est le cas avec Violet Hunt et ses nouvelles d’un fantastique intimiste réunies dans
La nuit des saisons mortes, finalement édité.
Avec une littérature vampirique (bit-lit) qui cartonne sur le marché ado, un cinéma fantastique demeurant solide, un retour de vigueur du genre n’est-il pas pos-
«Je rêve d’un dessin où Dracula, en grande tenue d’opérette, se tordrait et pleurerait de rire en lisant «Twilight»
sible? «Il peut y avoir renaissance», glisse Jacques Finné, avant d’ajouter en citant Thomas More: «Je le souhaite plus que je ne l’espère.» Et il sourit.