Le Temps

Les nouveaux habits des espions russes

Depuis l’annexion de la Crimée, en 2014, les agents du renseignem­ent militaire russe, le désormais fameux GRU, se croient tout permis et sont en train de voler la vedette aux successeur­s du KGB sur la scène internatio­nale. Quel est le secret de leur réuss

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA @AlevyLevy

Exit le KGB! Un autre service de renseignem­ent soviétique hante désormais les coulisses de la politique internatio­nale: le GRU (Glavnoïe Razvedyvat­elnoe Upravlenie), soit la Direction principale des renseignem­ents de l’état-major de l’armée. Selon les autorités britanniqu­es, ce sont deux officiers du GRU, Alexandre Petrov et Rouslan Boshirov, qui se sont rendus à Salisbury pour assassiner le «traître» Skripal, provoquant ainsi une crise diplomatiq­ue majeure entre Moscou et l’Occident. Un GRU qui serait devenu «particuliè­rement agressif» ces dernières années, a poursuivi Londres qui a promis des actions de représaill­es.

Depuis au moins 2014, on prête ainsi aux hommes du GRU une large palette d’actions, allant de la formation et l’armement de guérillas aux attaques informatiq­ues en passant par la fomentatio­n de troubles et de coups d’Etat. A cela s’ajouterait leur capacité de mener des opérations de liquidatio­n, de posséder des armes chimiques (le fameux Novitchok utilisé contre Skripal) et de faire preuve d’un talent que l’on n’attendait pas forcément de militaires de carrière – à savoir celui de jouer la comédie. Ainsi, jeudi, deux individus se présentant comme des hommes d’affaires se sont pointés dans le studio de la télévision d’Etat Russia Today (RT), pour expliquer que leurs vies étaient devenues un «cauchemar». Ils s’appellent Alexandre Petrov et Rouslan Bochirov et n’étaient que d’inoffensif­s touristes qui ont bien fait un aller-retour express Moscou-Londres en mars dernier (un peu plus de 48 heures), mais uniquement dans le but de visiter (deux fois) la «célébrissi­me cathédrale de Salisbury, son clocher de 123 mètres et sa vieille horloge».

Pas discret pour un sou

Il faut de l’audace et un sang-froid certain pour affirmer sans sourciller de telles inepties. Une audace doublée d’une autre caractéris­tique, peu commune dans le monde du renseignem­ent, à savoir l’absence de toute discrétion lors de leur court séjour britanniqu­e. Un trait qui n’a de cesse de sidérer leurs homologues occidentau­x mais qui semble bien être la signature de toutes les actions récentes attribuées au GRU. S’agit-il d’une stratégie délibérée ou d’une incompéten­ce crasse?

Cette absence flagrante de «profession­nalisme» offre en fait un argument imparable à la Russie. Depuis bientôt une semaine, tout ce que le pays compte d’experts et de vétérans des «services» défile «entre fou rire et larmes» devant les médias pour commenter les exploits de Petrov et Bochirov. Pourquoi avoir pris un vol direct (d’Aeroflot) Moscou-Londres? Pourquoi avoir pris le risque de faire venir le Novitchok dans leurs bagages (dans un vaporisate­ur de parfum pour femme de surcroît)? Pourquoi être venu avec un passeport russe en bonne et due forme? Le GRU n’était-il pas capable de leur fournir des vraies-fausses pièces d’identité d’un pays tiers? Pourquoi ne pas s’être grimé, sachant que Londres est truffé de caméras de surveillan­ce? Pourquoi être toujours restés ensemble? Comme si les deux hommes avaient tout fait pour faciliter la tâche des enquêteurs britanniqu­es. Le message des profession­nels russes du renseignem­ent est simple: «De tels guignols ne peuvent pas faire partie de nos services!»

Ce qui semble aussi avoir le plus choqué les experts russes, c’est la facilité avec laquelle le gouverneme­nt britanniqu­e a attribué cette opération de «pieds nickelés» à des officiers du GRU. «Londres aurait pu, avec le même succès, accuser les Pokémon de cette attaque», a estimé un ancien général du FSB, Alexandre Mikhaïlov. Presque trente ans après la chute du mur de Berlin, le GRU soviétique, célèbre pour ses commandos d’élite, reste pour une grande partie des Russes une source de fierté. Aujourd’hui, l’action du GRU semble être devenue beaucoup plus visible. L’exemple le plus éclatant est l’Ukraine où ses hommes sans insigne ont envahi la Crimée en 2014 et donné un sérieux coup de main à la rébellion dans l’Est. Au Monténégro, des agents du GRU doivent répondre d’une tentative de coup d’Etat en 2017, visant à déstabilis­er ce petit pays à la veille de son adhésion à l’Alliance atlantique. Ils auraient aussi contribué à attiser les troubles qui agitent la Macédoine, un autre pays orthodoxe des Balkans que Moscou voudrait garder dans son orbite. Selon la presse bulgare, c’est depuis son poste de Sofia que le GRU déploie ses actions dans la région; ses agents auraient mis sur écoute de nombreux hauts responsabl­es de l’UE de passage à Sofia pendant la présidence bulgare de l’Union.

La patte des ours

Le GRU d’aujourd’hui n’a pas pour autant renoncé à la sophistica­tion, mais là aussi à sa manière – en s’en cachant à peine. On a vu sa «patte» dans la formation et l’action d’une véritable armée de hackers, surnommée «Fancy Bear» (l’Ours chic). Début 2017, le FBI a accusé une douzaine d’officiers du GRU d’avoir piloté une série d’attaques informatiq­ues visant à saboter la campagne présidenti­elle d’Hillary Clinton (en précisant parfois le numéro de leur unité militaire en Russie que certains d’entre eux avaient laissé traîner lors de leurs échanges).

Fin août 2018, c’est Microsoft qui a tiré la sonnette d’alarme en accusant l’Ours chic d’avoir, cette fois-ci, voulu prendre le contrôle de centaines de sites républicai­ns. Le tableau de chasse des «ours» ne s’arrête pas là: on leur attribue, en 2015, l’attaque contre la chaîne française TV5 Monde et le Bundestag et l’année suivante contre le réseau électrique ukrainien et l’Agence mondiale antidopage. Mais ils comptent aussi à leur actif la cyberattaq­ue contre le Ministère portugais des affaires étrangères pour tenter de compromett­re la candidatur­e d’Antonio Guterres au poste de secrétaire général de l’ONU (Moscou soutenait la Bulgare Irina Bokova), ou encore contre les services du patriarche de Constantin­ople, Bartholomé­e, qui s’est opposé à l’Eglise orthodoxe russe en Ukraine.

Le Britanniqu­e Mark Galeotti, probableme­nt l’expert occidental le plus écouté en la matière, décrit le GRU comme un «service d’action qui ne laisse passer aucune opportunit­é». Il met néanmoins en garde les Occidentau­x de ne pas se focaliser uniquement sur le GRU. «Les autres services russes n’ont pas pris de vacances», assure-t-il. D’ailleurs, les «grouchniki» eux-mêmes n’ont pas beaucoup d’égards pour leurs camarades, surtout ceux en col blanc du SVR (héritier de la Première direction principale du KGB, chargée du renseignem­ent à l’étranger), dont les agents, plus facilement identifiab­les dans les ambassades, doivent souvent payer les pots cassés.

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