Irène Schweizer, toute une vie en bleu
La pianiste alémanique s'est vu remettre, jeudi soir à Lausanne, le Grand Prix suisse de musique 2018. Une récompense qui vient couronner une carrière aventureuse aux confins du jazz. Portrait d'une autodidacte amoureuse de l'improvisation
Elle parle de liberté et d’indépendance. Elle dit aussi les mots excellence et innovation. C’est peut-être convenu, mais pas lorsqu’il s’agit d’évoquer le parcours hors normes d’Irène Schweizer, cette pianiste de jazz née à Schaffhouse il y a 77 ans; on ne saurait dire mieux.
Dans sa laudatio, Isabelle Chassot, directrice de l’Office fédéral de la culture, a trouvé les mots justes. Irène Schweizer, lauréate du Grand Prix suisse de musique, qui lui a été remis jeudi soir à Lausanne en préambule au festival Label Suisse, est une frondeuse qui excelle à déjouer les attentes.
Décidant très jeune de devenir pianiste professionnelle, à une époque où les femmes ne faisaient pas carrière dans la musique, qui plus est dans le jazz, un univers essentiellement masculin, elle va contre les idées reçues, avant même la vague libertaire provoquée par Mai 68. Enfant, elle jouait de l’accordéon. Mais ses parents possédaient deux pianos: un dans leur appartement, le second dans le restaurant qu’ils tenaient à Schaffhouse. A la radio, Irène Schweizer découvre le jazz classique, le dixieland. Cette musique virevoltante l’émerveille, ce sera ça ou rien. Elle se met au piano, frénétiquement, et tente de retrouver à l’oreille ce qu’elle entend.
Toucher percussif
Quelques heures avant qu’elle ne reçoive sa consécration fédérale, on retrouvait Irène Schweizer dans le lobby de son hôtel lausannois. Où elle nous avoue d’abord que recevoir ce Grand Prix suisse de musique est «un beau cadeau», d’autant plus lorsqu’on est une femme et qu’on joue du jazz, justement. Pour lui prouver que cet honneur est mérité, on lui lit ce que dit d’elle le Dictionnaire du jazz, publié en 1988 par Robert Laffont dans sa collection Bouquins: «Très attachée à l’improvisation libre, Irène Schweizer garde le sens de la forme qui s’élabore dans la progression du discours. Un toucher percussif, mais aussi un grand contrôle de la dynamique, l’étendue de ses modes de jeu et la qualité de son écoute en font l’une des personnalités importantes de la musique improvisée européenne.»
La Schaffhousoise avoue que, comme beaucoup de musiciens suisses, elle n’a été véritablement reconnue sur ses terres – principalement à Zurich, à Berne et à Bâle – qu’après avoir obtenu une certaine notoriété à l’étranger. C’est lors d’un séjour en Angleterre comme jeune fille au pair qu’elle a finalement découvert le be-bop. Elle se met alors à écouter Bill Evans, McCoy Tyner, Horace Silver, avec toujours ce désir de reproduire leurs notes. Aujourd’hui encore, elle ne lit pas la musique. «Ecouter puis tenter de retrouver les accords, c’est un travail de fou», sourit-elle.
A Zurich, où elle vit encore, elle fréquentera assidûment dès son retour au pays le Cafe Africana, où elle se lie avec des musiciens sud-africains exilés, Dudu Pukwana, Louis Moholo, Makaya Ntshoko et Johnny Dyani. Elle forme ses premiers groupes, comme le quartet Modern Jazz Preachers, mais très vite remarque que ses comparses n’imaginent pas faire carrière. Alors que dans sa tête, tout est clair: «La musique est plus importante que tout, je savais que je n’aurais jamais de famille.»
L'ossature piano-basse-batterie
Sa rencontre avec le batteur Pierre Favre et le contrebassiste Peter Kowald lui met alors définitivement le pied à l’étrier. Dès la fin des années 1960, elle se produit à Berlin et ailleurs en Allemagne. Suivront Paris puis Londres, où elle multipliera les collaborations.
Irène Schweizer cite le trio d’Oscar Peterson comme étant le premier à lui faire comprendre que l’ossature piano-basse-batterie est à la base de tout. Evidemment, elle évoque aussi Thelonious Monk, comment faire autrement lorsqu’on est pianiste? Elle dit aussi aimer se produire et enregistrer en solo et en duo, comme elle l’a notamment fait avec Andrew Cyrille, Han Bennink ou Jürg Wickihalder.
Son trio devenu peut-être le plus fameux s’appelle Les Diaboliques, cofondé avec la chanteuse écossaise Maggie Nicols et la contrebassiste français Joëlle Léandre. Ce groupe, qui repose entièrement sur la notion d’improvisation («on ne discute jamais avant un concert de ce qu’on va faire») a été perçu comme féministe, et elle assume. Cette musique noire qu’est le jazz a-t-elle quelque chose de militant par essence? Elle acquiesce.
Mais pour Irène Schweizer, le jazz est surtout une question d’émotion. Elle n’est pas partisane des écoles. Ces dernières forment des musiciens qui connaissent les notes mais dont la musique n’est pas libre, dit-elle. «La plupart des jeunes musiciens ont beaucoup de technique, ils jouent vite, mais ça me laisse froide. Le plus important, c’est l’oreille», insiste-t-elle.
L'enseignement? Impossible
On lui a parfois proposé d’enseigner, notamment à l’EJMA de Lausanne, mais elle a toujours refusé. «Je suis incapable d’expliquer ce que je fais; je peux jouer, mais je ne sais pas exactement ce que c’est. En plus, je n’ai aucune patience, c’est affreux…» Elle tient à préciser qu’il existe néanmoins beaucoup de très bons professeurs, mais qu’elle n’aurait vraiment aucun plaisir à tenter l’expérience.
Les expériences, c’est derrière son piano qu’Irène Schweizer les mène depuis plus d’un demi-siècle. Si elle a un toucher percussif, mais aussi solaire et hautement expressif, même lorsqu’elle se lance dans des circonvolutions free extrêmes, on la sent taiseuse lorsqu’elle ne dompte pas les touches. Jeudi soir, Isabelle Chassot a développé l’idée que «jouer du jazz, c’est comme raconter une histoire». Si les histoires de la musicienne alémanique sont si passionnantes, c’est parce qu’elles sont empreintes de liberté et d’indépendance, on y revient.
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«La musique est plus importante que tout, je savais que je n’aurais jamais de famille»