L’art d’aimer sublime de Christophe Honoré
Au Théâtre de Vidy, le cinéaste de «Chansons d'amour» touche au coeur avec «Les idoles», épître drôle et tendre à Jacques Demy, Hervé Guibert & Cie, tous emportés par le sida
Le nouveau spectacle de Christophe Honoré pourrait s’intituler Ce qu’aimer veut dire. C’est le titre du beau livre que l’écrivain français Mathieu Lindon consacre à ce groupe d’élus que le philosophe Michel Foucault a choyés, initiés à tous les plaisirs, ceux de la chair, de la coke, de la pensée, illuminés pour la vie, lui qui devait mourir du sida en 1985. Christophe Honoré se mesure à cela justement, à l’onde durable de l’amour, à ses figures hors cadre, dans Les idoles, fresque toquée, émouvante et allègre sur le fil de la mélancolie, servie au Théâtre de Vidy par six acteurs souples, dans la farce comme dans l’oraison.
Tout éprouver
«Ce qu’aimer veut dire» est le ressort des Idoles. Avec tous les balbutiements que la question entraîne. Les eurêka du soir, les impasses de l’aube. C’est à cette interrogation que le jeune Honoré, 19 ans, se confronte quand il débarque à Paris, à la fin des années 1980. A 12 ans, il a connu une révélation: Lola, une passion de bord de mer filmée par Jacques Demy. Quelque chose de sa vie se joue là: le cinéaste des Parapluies de Cherbourg sera son parrain imaginaire.
A Paris, il voudrait tout éprouver: tomber sur Demy, évidemment, rencontrer l’écrivain Hervé Guibert, dialoguer avec Serge Daney, ce critique qui d’un film fait une équipée intérieure, croiser Bernard-Marie Koltès, ce farouche dont Patrice Chéreau a révélé le génie aux Amandiers de Nanterre, converser avec le timide et si lyrique Jean-Luc Lagarce, interviewer Cyril Collard, qui jettera bientôt dans la mare aux légendes Les nuits fauves, avant de s’éclipser. Ceux-là sont ses idoles, homosexuelles comme lui, toutes emportées par le sida.
Un mausolée pour les amants
Aimer, donc, trente ans plus tard, revient à élever un mausolée aux amants, avec alcôves urbaines pour que le désir fuse et musiques de film pour qu’il y ait de la joie. Dans une pénombre de gare désaffectée, une voix off: c’est Christophe Honoré qui se rappelle un spectacle du chorégraphe Dominique Bagouet, ses interprètes qui dansaient après sa mort, comme pour rattraper son ombre. Sur ce souvenir de jeunesse, Cyril Collard (Harrison Arévalo), Koltès (Youssouf Abi-Ayad), Daney (Jean-Charles Clichet), Guibert (Marina Foïs), Lagarce (Julien Honoré) et Demy (Marlène Saldana) se déploient avec l’indolence des revenants, bras ouverts comme des ailes d’anges interloqués. Ils ne se connaissaient pas vraiment, mais les voilà sommés de cohabiter aux enfers.
Le secret de Jacques Demy
C’est Jean-Luc Lagarce qui attaque au micro. Il dit son admiration pour l’écrivain Renaud Camus, l’une de ses idoles, et sa stupeur de découvrir qu’il est devenu le chantre de la pureté française menacée. Jacques Demy, dans sa fourrure, regarde de loin ce «groupe à risque». Daney l’interpelle: pourquoi n’avoir jamais avoué son homosexualité? Pourquoi avoir tu son sida, avec la complicité de son épouse, la cinéaste Agnès Varda? Pourquoi ne pas avoir pris la parole et, ce faisant, soutenu ceux qui refusaient que meurent en marge de tout des milliers de malades.
A vrai dire, ni Daney, ni Guibert, ni les autres n’ont battu le pavé derrière une banderole. Leurs engagements se confondaient avec leur art: c’est dans cette arène qu’ils ont porté le fer, Guibert et Collard en particulier. A un moment, Demy joué par l’incroyable Marlène Saldana apporte une forme de réponse et c’est merveilleux. Devant des enceintes géantes, dans un halo de musichall, elle danse sur La chanson d’un jour d’été, tube des Demoiselles de Rochefort. Elle finit au sol, jambes survoltées, dans une indécence de farces et attrapes. Chacun de ses films, souffle Honoré, est une lettre adressée à Demy.
La puissance de la douceur
Mais voici que Lagarce et les autres défèquent, chacun sur son seau, dans une nuit d’asile. Ils se relèvent comme des vieillards. Dans la foulée, Marina Foïs alias Guibert retrace les derniers jours de Michel Foucault, les poumons ravagés par un champignon, le cerveau ankylosé, la détresse de ses disciples et amants. C’est le crépuscule d’un père et l’arrêt de mort d’une génération.
Ce qui bouleverse dans Les idoles, c’est ce côté valse avec les ombres. Une tendresse intransigeante aussi dans ce salut à ceux qui étaient les grands frères. Harrison Arévalo formidablement tête-à-claques en Collard découpe un short de surfeur dans un jean. Il se déhanche sur un tube de vacances comme dans le Porto Rico de ses années fauves. Sur une paroi, une affiche de cinéma montre une demoiselle de dos avec un chapeau à fleurs, la mer devant elle: dessus, le mot «rêve». Christophe Honoré invite sur la plage de sa jeunesse. C’est le temps qui n’est plus perdu, mais retrouvé: la puissance de la douceur. Et c’est entêtant comme Good Morning Heartache de Billie Holiday. ■