Netflix, année zéro
Cannes, mai 2017. La sélection en compétition officielle du merveilleux Okja et du décevant The Meyerowitz Stories divise. Avant même de débattre des qualités intrinsèques des nouveaux longs métrages de Bong Joon-ho et de Noah Baumbach, on est prié de choisir son camp: pour ou contre Netflix. Ces deux titres ont en effet été produits par la puissante société américaine de visionnement en ligne, et ne sortiront dès lors pas en salles. Du moins pas partout. Outrage irréfragable à la cinéphilie ou adaptation irréfutable à l’évolution du marché?
Cannes, mai 2018. La direction du plus prestigieux festival de cinéma du monde refuse dorénavant de sélectionner des films ne bénéficiant pas d’une exploitation traditionnelle dans les cinémas français. Netflix est bannie de la Croisette, et affirme s’en moquer éperdument, n’ayant pas besoin d’une visibilité en festival afin de promouvoir ses productions. Orgueil déplacé ou mensonge camouflé?
Locarno, août 2018. Le festival au léopard invite dans un de ses jurys, celui dévolu aux premiers films, une cadre de Netflix. Au Tessin, on se dit conscient que l’avenir du cinéma passe aussi par le streaming et de nouvelles formes de distribution. Fanfaronnade forcée ou préoccupation sensée?
Venise, septembre 2018. Le Lion d’or de la Mostra est remis à Alfonso Cuarón pour Roma, tandis que les frères Coen reçoivent le Prix du scénario pour leur mini-série The Ballad of
Buster Scruggs. Il s’agit là de deux projets Netflix qui, de facto, avaient été écartés par Cannes. Ici, pas de question, mais un constat: Netflix produit certes des séries à la chaîne, mais est dans le même temps devenue une productrice de cinéma sur laquelle il faut compter. Vous attendez comme moi avec une réelle impatience The Irishman, le film de mafia que Martin Scorsese a réalisé avec un casting de fou (De Niro, Pacino, Keitel, Pesci)? Eh bien, il faudra vous abonner à Netflix.
Le Lion d’or décerné à Roma restera comme une date importante dans la stratégie d’occupation du territoire de la plateforme. Cette statuette valide son travail, consistant à abreuver la Toile de purs produits de consommation, mais aussi d’ambitieux films d’auteur. A moyen terme, je vois mal comment Cannes arrivera à se passer des grands noms du 7e art qui eux aussi décideront de travailler pour Netflix. Car Netflix ne pliera pas. Mais la France est prisonnière d’une chronologie des médias obsolète, qui impose un délai de trois ans entre une exploitation en salles et la mise en ligne. A l’heure où la dématérialisation des supports a accéléré l’accessibilité aux films comme aux séries, c’est absurde. Netflix devrait avoir la possibilité de projeter ses films en salles et de les diffuser aussitôt sur son site. Là, pas de perdant et un seul gagnant: la cinéphilie.