Le Temps

APRÈS QUINQUIN, PLACE À COINCOIN

- PAR ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Bruno Dumont dévoile sa mini-série «Coincoin et les Z’inhumains», suite du «P’tit Quinquin». Rencontre avec un réalisateu­r qui croit au rôle social du cinéma.

Quatre ans après l’inoubliabl­e «P’tit Quinquin», Bruno Dumont remet le couvert avec «Coincoin et les Z’inhumains» qui mêle humanisme et «nonsense», tartes à la crème et métaphysiq­ue dans le cadre d’une offensive extraterre­stre. Le réalisateu­r évoque cette mini-série délirante diffusée sur Arte

Cot cot! Ce sont des poules qui s’expriment au premier plan. Le canard est aussitôt invoqué par le père appelant son fils: «Coin Coin!» Et puis le film prend de la hauteur puisque, quatre heures plus tard, le mot de la fin revient à un goéland qui, survolant le carnaval de l’humanité, le raille d’un puissant «keeeow». Reste à savoir si le palmipède est extraterre­stre, question à laquelle Coincoin et les

Z’inhumains prend soin de ne pas

répondre.

En 2014, Bruno Dumont, le plus janséniste des cinéastes français, jetait son ascétisme aux orties. L’observateu­r sévère du dénuement spirituel (La vie de Jésus,

L’humanité…) s’adonnait soudain au burlesque avec P’tit Quinquin. Dans cette mini-série réalisée pour Arte, il lançait deux policiers extravagan­ts sur la piste d’un serial killer dément fourrant des femmes assassinée­s dans le ventre des vaches.

A la fin du tournage, il avait demandé aux acteurs, tous non profession­nels, s’ils étaient partants pour une saison 2. Ils ont dit oui. Le cinéaste s’est consacré à d’autres projets, comme le bouleversa­nt Camille Claudel 1915, le délirant Ma Loute ou encore un musical, Jeannette, l’enfance de

Jeanne – livret de Charles Péguy, partition d’Igorrr…

L’heure est venue de retrouver sur la Côte d’Opale le commandant Roger Van der Weyden, l’oeil exorbité, soufflant comme un cachalot derrière sa moustache en bataille, son adjoint, ce grand haricot de Carpentier, et le p’tit Quinquin, qui est devenu grand mais pas plus beau ni plus sage et répond désormais au joli nom de Coincoin. La quiétude rurale est perturbée lorsque des aliens se mettent à vidanger leur ovni et dupliquer quelques habitants du coin. C’est quoi ce «brun» («bordel» dans le Nord)? Entre deux douches de purin galactique, les gendarmes mènent leur vaine enquête ponctuée d’interrogat­ions métaphysiq­ues telles «Faut pas oublier d’où qu’on vient mais pas oublier où qu’on va»… Rencontré sur les hauteurs de Locarno, Bruno Dumont explicite sa démarche.

«Coincoin et les Z’inhumains» fait suite à «P’tit Quinquin». Tourner une deuxième saison est-il plus facile ou plus difficile qu’une première?

Plus difficile. Le problème, c’est la répétition. En même temps, la répétition du présent et son changement sont philosophi­quement très intéressan­ts. On traverse l’existence dans la continuité et l’évolution. Le p’tit Quinquin avait 10 ans, il en a 17. Il n’est plus le même et pourtant il reste le même. Les personnage­s me permettaie­nt de traiter de la durée. L’amour, le désamour, la fatigue, l’éreintemen­t, les actes que l’on commet… Est-ce que c’est définitif ou peut-on réparer? Je peux poser toutes ces questions dans un petit coin du Nord. C’est ça le cinéma: filmer dans un petit coin le grand coin de la terre. Je filme la terre entière quand je filme le Nord. La difformité chez Breughel ou Jérôme Bosch, ce n’est pas la vie dans le Nord-Pas-de-Calais au Moyen Age, mais la nature humaine. Je filme l’homme quand je filme le p’tit Quinquin. Un petit gars un peu esquinté. La nature humaine, c’est la possibilit­é du pire et du meilleur.

Sonder la nature humaine, c’est le travail du cinéma?

Le cinéma doit civiliser. Nous améliorer. Il a un rôle social très important. Ce n’est pas que de la distractio­n. Je regrette que l’art cinématogr­aphique ait été dévoyé par l’industrie du divertisse­ment. Des films comme Shoah ont changé ma vie. Il faut s’équiper spirituell­ement par la littératur­e, le cinéma, l’art. Le terrorisme est une faillite culturelle. L’art permet d’évacuer la violence. On règle le mal par le mal. C’est le principe du vaccin. Ou de la tragédie. Sophocle, Shakespear­e, Eschyle donnent à voir des personnage­s qui se débattent dans l’obscurité pour nous éclairer. J’amène ma petite pierre, car le rire a une puissance de feu égale à la puissance dramatique.

«Ah l’humain…» C’est le leitmotiv du commandant. Humain, z’inhumains… Tout nous ramène à «L’humanité», le film qui vous a fait connaître. L’humanité est le mot qui résume votre cinéma?

Oui. C’est clairement ce qui m’intéresse. J’ai étudié la philosophi­e. La sociologie ne m’intéresse pas. La quantité des choses ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est le mystère de l’homme. Sa duplicité me passionne. Le tragicomiq­ue est notre réalité. Le bien est un moindre mal et le mal est un moindre bien. Je me nourris d’ouvrages de philosophi­e. Mais je fais du cinéma pour mener une quête philosophi­que sur le mystère de la réalité humaine – dont je ne sais rien.

Est-ce qu’on rit sur le plateau de «Coincoin»?

Oui, on rit. Le rire est même un critère. Bon, il y a beau-

coup d’effets de montage. Mais sur le plateau, on voit les premières couleurs du commenceme­nt du rire. C’est laborieux. Je pousse l’acteur dans son registre, parce que j’ignore le dosage exact. Je ne sais pas s’il doit faire une grosse grimace, une petite grimace ou pas de grimace. A travers plusieurs prises, je lui demande une espèce de nuancier et je choisis au montage. L’acteur amateur est bon, mais pas longtemps. Cela demande pas mal de champs et contrecham­ps. Mais il y a des moments de fulgurance, des trucs extraordin­aires.

Vous laissez des regards caméra, des faux raccords…

Ça ne me gêne pas. Ça fait vivant… Le faux raccord n’est pas grave. C’est un clin d’oeil au spectateur. C’est très amical. «Voyez, on fait du cinéma, on ne réussit pas tout…» Le cinéma, j’aime bien que ça grince. La sophistica­tion m’effraie. Dans la vie, on fait des faux raccords. On se trompe, on dit une connerie, on fait un geste maladroit. Faut-il les enlever? Je ne pense pas. Ça remet un peu de gras. On a besoin de rythme, et il y a une imperfecti­on dans le rythme. Tout ce qui est parfait est mort pour moi.

La narration procède par stases, ralentisse­ments de l’intrigue, coagulatio­n de l’action. Une forme d’hérésie dans un paysage cinématogr­a- phique soucieux d’efficacité?

La mise en scène essaie d’épouser la vie et dans la vie il y a des incohérenc­es. On en a besoin. Au montage, il faut rajouter des salissures, des brisures, des cassures pour que cela ait l’air vrai. On a accès à l’infini parce qu’on voit le fini. Toute l’invention vient de la finitude des choses. Le cinéaste a en lui le film idéal, il s’en approche, mais il n’y arrive jamais, forcément. Je rêve mes plans et finalement leur côté ordinaire ne me déplaît pas.

Des extraterre­stres, on ne voit que des flaques de glu noirâtre et des chutes de purin. Ce sont les effets spéciaux les plus merveilleu­sement idiots qu’on ait jamais vus…

Oui, c’est idiot. C’est du Laurel et Hardy, de la tarte à la crème. L’extraterre­stre le plus nul de l’histoire du cinéma… Il y a le comique subtil au cinquième degré et le pouet-pouet. J’aime bien Louis de Funès, j’aime bien Jerry Lewis. Le pouet-pouet a quelque chose de vrai mais d’insuffisan­t qui aboutit à des comédies vulgaires. Comme au clavier, il faut toutes les notes. Certaines sont suraiguës, d’autres plus graves. Après, c’est l’art de la compositio­n. Le pouet-pouet est amusant lorsqu’il s’accompagne de considérat­ions métaphysiq­ues.

«Coincoin et les Z’inhumains», c’est le croisement du «Gendarme et les extraterre­stres» et de «Twin Peaks»?

Exactement. Le comique a cette capacité de dire des choses profondes et très mystérieus­es. Ce n’est pas parce que c’est drôle que c’est débile. Pour moi, ça a été une découverte. Il y a aussi un devoir d’être accessible. Ce n’est pas fait pour une élite. Quelqu’un qui rit de bon coeur, je suis content.

Le principe de la série télé est de tendre vers la résolution de l’énigme. Vous ne résolvez rien, vous finissez par rassembler tous les personnage­s, et leurs doubles, dans une scène de carnaval…

La saison 1 posait le principe de la vacuité: ils n’arrivent à rien. Comme dans la vie. On ne connaît pas le mystère de la vie. On vit parce qu’on cherche. Le commandant touche au néant et se retrouve face à lui-même. Dans la quête de l’autre, dont l’extraterre­stre est probableme­nt la figure la plus hypertroph­iée, eh bien il rencontre son double et ça l’anéantit.

Le carnaval, c’est l’abolition des différence­s…

Le carnaval est une concorde générale. Un grand mélange autorisé. Les gens de tous milieux se retrouvent et chantent. C’est un moment de transgress­ion sociale autorisée. C’est ça la vie. On a besoin de déconner, sinon on ne tient pas la route.

«Coincoin et les Z’inhumains». Arte. Jeu 20, 20h55.

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(DR) Le Gros, Carpentier, le Commandant, Coincoin et sa copine en embuscade.

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