LA GOULE, LA PLUS MAL-AIMÉE DES MONSTRES
Netflix dévoile ces temps une série intitulée «Ghoul». Cela ne suffira pas à réhabiliter une diablesse des cimetières que personne n’apprécie. Sauf l’essayiste et traducteur Jacques Finné, qui la défend inlassablement
Même Netflix avec ses milliards, c’est sûr, n’y arrivera pas. Ces temps, le mastodonte du web vante sa nouvelle emplette indienne, une série baptisée Ghoul. Un monstre d’inspiration arabe en Inde, avec des militaires partout. Ça promet, mais nul doute que cette fiction ne suffira pas à sauver la goule, le monstre le plus maudit du fantastique.
DE QUELLE DIABLESSE PARLE-T-ON?
Jacques Finné, lui, s’y attelle. Le Belge vivant à Zurich, meilleur expert de la littérature fantastique, qui avait déjà accompagné les vampires et loups-garous de quelques goules dans des anthologies des années 1980, persiste et signe. Il a publié une anthologie des goules, puis un essai dédié à ces démoniaques créatures. S’il s’affaire autant à défendre les ricanantes putrides, «c’est par charité chrétienne», rigole-t-il.
Qu’est-ce qu’une goule? Le Grand Robert fait bref: «Vampire femelle des légendes orientales.» L’on a dit parfois que la goule se déguisait en jeune femme pour boire le sang des hommes. Reste que l’association avec le vampire, qui n’a en fait aucun sens, a longtemps servi pour dissimuler l’horreur réelle de la chose. Ainsi, dans son anthologie, le spécialiste place une belle nouvelle d’E. T. A. Hoffmann le plus souvent titrée en français La vampire, alors que l’auteur avait choisi le plus cru Hyänen. D’ailleurs, la définition de la chose demeure difficile: Jacques Finné lui-même admet avoir «tergiversé pendant une cinquantaine de pages» dans un essai précédent.
DEPUIS «LES MILLE ET UNE NUITS»
Le problème de la goule est qu’elle apparaît radicalement détestable, et solitaire. Elle se déplace de nuit, mais presque en crabe, sans la gloire furtive des autres monstres. Elle va se vautrer dans les cimetières pour se repaître de cadavres. Puis elle rentre roupiller, de jour. Il n’y a quasiment aucun roman dont elle soit vraiment l’héroïne. C’est un personnage aussi hideux que secondaire, utilisé par les fabulateurs pour plonger leurs protagonistes dans des abîmes d’épouvante.
Le ton est donné dès Les mille et
une nuits traduites par Antoine Galland, puis par Joseph-Charles Mardrus. Jacques Finné fournit deux textes de ce corpus en ouverture de son anthologie. Dans le premier, le narrateur, Sidi Nouman, raconte son bonheur de jeune marié. Puis sa surprise: sa belle épouse ne mange rien, à aucun repas. Une nuit, il la suit, et découvre l’horreur parmi les tombes. Ensuite, Sidi Nouman est transformé en chien, et l’histoire sursaute. Déjà, la goule ne s’impose pas comme la vedette. Pas plus dans la deuxième des Mille
et une nuits. Plus récemment, dans une nouvelle de l’Américain Jon Craig qui semble se passer en Suisse, la goule sert de conductrice à des ébats bien charnels, au cimetière.
Chez Gaston Compère, compatriote de Jacques Finné, la monstresse sert un propos antimilitariste – elle est hideuse, mais elle sert à tout. L’anthologiste propose encore une nouvelle inédite d’Edward Lucas White, de 1906, dans laquelle elle représente la triste découverte sur les lieux de fouille, en Perse. L’exotisme macabre, en somme.
CETTE «SOUILLON DE LA LITTÉRATURE»
Il est même des goules de l’intime. Le recueil comprend un texte de Maupassant dans lequel la femme croisée dans la rue, puis retrouvée par hasard, devenue obsession du narrateur, n’est ni nécrophage ni touriste des sarcophages. Elle a néanmoins son étrangeté, ce qui suffit à perdre le héros dans un flot de questions.
Jacques Finné ironise sur sa propre charité chrétienne à vouloir sauver la goule, mais il le reconnaît: «Même dans une lecture chrétienne, elle est indéfendable, parce qu’elle s’attaque aux morts.» Dans son essai, il se fait plus cruel: «C’est la souillon de la littérature fantastique.» On ne s’en sert que pour des seconds rôles, on la fuit, on ne veut rien connaître d’elle, ni sa vie ni sa mort, et en plus, elle «perd du terrain». Le cinématographique et télévisuel zombie la concurrence, même s’il n’a guère de ressemblance – cet empoté ne sait même pas se faire passer pour une jolie fille ou un bellâtre. Tout à sa cause, Jacques Finné l’assure pourtant: la goule «laisse assez de traces pour passer d’excellentes journées de lecture et de non moins excellentes nuits d’insomnie». Il aura tout essayé.