Le Temps

LA GUERRE COMMERCIAL­E OU L’IMPUISCE D’UNE ARTILLERIE OBSOLÈTE

- PAR GAUTHIER AMBRUS

«Rien n’est plus commun, de la part des peuples qui ont fait quelques progrès dans le commerce, que de s’alarmer des progrès analogues qui s’opèrent chez leurs voisins; de considérer comme ennemis, en quelque façon, tous les Etats où la production se développe, et de poser en principe que la fortune de ces Etats ne s’améliore qu’à leurs dépens» D. HUME, «ESSAI SUR LA JALOUSIE COMMERCIAL­E»

Alors que le libre-échange est attaqué de front par le président des Etats-Unis, souvenons-nous des mises en garde du philosophe anglais David Hume, un de ses plus fervents défenseurs, au XVIIIe siècle

L’horizon mondial s’assombrit, les signes d’une déflagrati­on imminente s’accumulent… Une nouvelle guerre qui se profile, en Syrie ou pas très loin? C’est aujourd’hui l’état de santé du commerce internatio­nal qui inquiète, avec les coups de boutoir répétés que lui inflige l’administra­tion Trump. Le feuilleton s’annonce sans fin heureuse.

On s’était arrêté il y a quelques semaines aux pourparler­s qui auraient pu réconcilie­r les EtatsUnis avec la Chine. Mais voilà que Trump repart brusquemen­t à l’attaque, en sortant cette fois l’artillerie lourde. D’un tweet, il vient de menacer la Chine de taxer la totalité des importatio­ns américaine­s en provenance de l’Empire du Milieu. Avec un fleuron national dans la ligne de mire, Apple, qui s’est vu signifier de rapatrier en vitesse sa production vers les Etats-Unis, sous peine d’une hausse des prix exorbitant­e.

UTOPIE PRATIQUE

Difficile de savoir où va le monde. On a l’impression de sortir peu à peu d’un rêve éveillé, où le libre-échange était le modèle incontesté des relations économique­s entre les Etats: modèle pacifique qui permettait à cha-

cun de tirer son épingle du jeu et organisait ainsi l’ordre planétaire. Comment donc ne pas avoir envie de revenir à une époque où tout paraissait plus simple? Il y a vingt ou trente ans? Plus loin encore, deux ou trois siècles en arrière, quand le libreéchan­ge n’était encore guère plus qu’une idée. Pas n’importe laquelle toutefois: une sorte d’utopie pratique destinée non seulement à réformer l’économie, mais plus encore la manière dont les Etats conçoivent leurs rapports mutuels.

L’enjeu n’était pas mince: il s’agissait de les faire passer d’une culture de l’affronteme­nt à un système de coopératio­n, où chaque pays profiterai­t des échanges avec ses voisins. Cette thèse a trouvé un de ses premiers et meilleurs défenseurs au milieu du XVIIIe siècle en la personne du philosophe David Hume, qui lui-même influencer­a Adam Smith.

LA PEUR DE S’APPAUVRIR

Hume explique dans une série d’essais sur le commerce que les exportatio­ns développen­t et améliorent la production, augmentant in fine la richesse globale d’une nation. Mais il s’applique surtout à répondre aux inquiétude­s que les échanges suscitent déjà de son temps. Non, une nation (il pense en l’occurrence à la Grande-Bretagne) ne doit pas craindre de s’appauvrir en creusant sa balance commercial­e. Si ses capacités industriel­les sont intactes, elle profiterai­t rapidement d’un effet de rééquilibr­age entraîné par la chute des prix de ses production­s.

Il faut s’y faire. L’argent et les marchandis­es circulent d’eux-mêmes dans le monde entier. Impossible de s’opposer au mouvement, puisqu’ils parviennen­t jusqu’à des régions aussi lointaines que la Chine. Or Hume signale ici un problème: la Chine absorbe plus de richesses qu’elle n’en apporte à l’Europe, qui a besoin de l’or qu’elle tire de ses colonies américaine­s pour compenser ses pertes. La correction se fait par conséquent. Mais si un jour le géant asiatique se rapprochai­t de nous, comme par magie, ses qualités industrieu­ses sont si grandes qu’il ne tarderait pas d’engloutir toutes les richesses des Amériques.

Hume avait ainsi prévu le cas de figure théorique dans lequel le commerce mondial se trouve aujourd’hui, mais sans savoir qu’il pourrait devenir un risque réel. Qu’aurait-il dit alors? Sûrement ce qu’il écrit dans un autre texte, consacré cette fois aux «jalousies commercial­es». Une économie développée est toujours en mesure de se réinventer si elle se trouve confrontée à un excès de concurrenc­e étrangère qui attaque son industrie. La principale menace sur le bienêtre collectif, selon Hume, est constituée en réalité par les sentiments négatifs, comme la crainte ou la jalousie, qui s’emparent d’une nation quand l’un de ses partenaire­s semble réussir à ses dépens. Voilà donc ce qu’il faut vaincre. On aimerait retrouver ce mélange de candeur et de lucidité.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland