Le Temps

ENTRER EN RÉSONANCE AVEC LE MONDE

- PAR MARK HUNYADI

Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, à qui l’on doit d’avoir théorisé l’accélérati­on continue de nos sociétés, dessine dans son dernier ouvrage un horizon de libération grâce au concept de résonance

Connu pour sa théorie de l’accélérati­on sociale, qui voit dans le «tout devient toujours plus rapide» la marque même de la modernité, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa quitte dans son dernier livre,

Résonance, sa posture de diagnostic­ien des temps modernes pour enfiler sa blouse de thérapeute: oui, dit-il, un monde meilleur est possible. Si le nôtre est déréglé, désaccordé au sens musical du terme, c’est que, sous l’effet d’une contrainte d’accélérati­on permanente et dans tous les domaines, notre rapport au monde luimême est devenu pathologiq­ue. Tant dans le rapport à l’environnem­ent (crise écologique), dans le rapport aux autres (crise démocratiq­ue) que dans le rapport à soi (burn-out).

Face à l’accroissem­ent continu de la vitesse, la solution n’est pourtant pas, pour Rosa, la décroissan­ce. Il ne faut pas décroître, mais faire résonner: «Si l’accélérati­on constitue le problème central de notre temps, la résonance peut être la solution».

Mais qu’est-ce que la résonance, cette notion originale que notre sociologue propulse sur le devant de la scène? C’est l’expérience d’une vibration, de la vibration de la corde qui nous relie au monde. Chacun sent bien si sa corde résonne ou pas, et avec quelle intensité: si son travail est source de plaisir ou triste contrainte; s’il aime les siens ou se sent étranger parmi eux; si la vie sociale l’accomplit ou le dénature. C’est une question de relation au monde, de la manière dont nous l’appréhendo­ns et dont il nous affecte. Il y a des relations au monde réussies, et des relations non réussies; des relations qui résonnent, ou pas.

DÈS LA VIE INTRA-UTÉRINE

La qualité de la relation que nous entretenon­s avec le monde est sans doute la chose la plus individuel­le qui soit. D’où le paradoxe de vouloir en faire la sociologie. Mais c’est bien ce qu’accomplit Hartmut Rosa, guidé par cette idée que la réussite dans la relation au monde ne se mesure pas à l’aune de nos ressources – argent, position sociale, pouvoir, biens matériels. Les ressources sont quantitati­ves, alors que la relation au monde est qualitativ­e. La résonance qu’a le monde dans notre expérience ne se mesure pas à une accumulati­on de biens, mais à la manière dont le monde nous répond.

Dans les expérience­s de résonance, tout commence sans doute dans le ventre de la mère. Puis se prolonge avec la peau, premier organe de résonance, avec la respiratio­n, que bien des cultures assimilent à l’âme, avec l’ingurgitat­ion, etc. Manger a, on le sait bien, sa résonance psychosoma­tique propre. Rosa passe ainsi en revue, dans de fascinante­s descriptio­ns, toutes les médiations qui nous mettent en relation avec le monde – la voix, la musique, les écrans, le travail, l’art, les objets de consommati­on, l’école… –, mais aussi les attitudes subjective­s qui colorent cette relation: «Le rapport fondamenta­l au monde se manifeste dans la question de savoir si nous nous sentons portés ou jetés dans le monde, si nous l’éprouvons comme responsif ou répulsif, attrayant ou dangereux.»

L’ENVERS DE L’ALIÉNATION

Mais comment faire de tout cela un objet sociologiq­ue? Pour qu’il y ait résonance, il faut que le sujet et l’objet (le monde) se touchent; c’est une relation dont l’un des pôles est subjectif, l’autre objectif. C’est ce dernier qui est l’objet possible d’une étude sociologiq­ue: car il y a des formations sociales, culturelle­s, institutio­nnelles qui favorisent les rapports de résonance, d’autres qui les inhibent. Les rapports inhibés sont des rapports d’aliénation. C’est ainsi que Rosa comprend son livre comme une «critique des rapports de résonance dans la modernité tardive», la résonance étant l’envers de l’aliénation.

Ce livre majeur marque à n’en pas douter une étape décisive dans l’évolution de la pensée sociologiq­ue et philosophi­que contempora­ine. Car plutôt que d’accumuler des faits sur notre époque, il remet au centre de la théorie l’expérience même des acteurs, dans ce qu’elle a de plus qualitatif. La vie bonne, c’est-àdire ressentie comme bonne, y devient le principal objet d’étude. Face aux abstractio­ns et objectivat­ions d’une sociologie contempora­ine habitée par l’esprit scientiste, c’est un pas de géant, un pas qui ouvre des horizons encore insoupçonn­és.

«Le rapport fondamenta­l au monde se manifeste dans la question de savoir si nous nous sentons portés ou jetés dans le monde»

 ??  ?? Genre | Essai Auteur | Hartmut Rosa Titre | RésonanceT­raduction | De l’allemand par Sacha Zilberfarb, avec la collaborat­ion de Sarah RaquilletE­diteur | La Découverte­Pages | 540
Genre | Essai Auteur | Hartmut Rosa Titre | RésonanceT­raduction | De l’allemand par Sacha Zilberfarb, avec la collaborat­ion de Sarah RaquilletE­diteur | La Découverte­Pages | 540

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland