AUTOPSIE D’UNE PASSION
Julian Barnes replonge un homme mûr dans le souvenir d’un amour de jeunesse réprouvé par la bonne société britannique. De l’insouciance survoltée à la descente aux enfers, l’auteur met en scène cette «éducation sentimentale» dans un roman impitoyable
◗ Julian Barnes, nous l’avions laissé au pied du Kremlin, entre les griffes staliniennes: dans Le
fracas du temps, son précédent roman, il retraçait le calvaire de Dmitri Chostakovitch, compositeur visionnaire victime de l’aveuglement totalitaire, comme tant d’autres artistes de la même génération sacrifiée.
Changement total de décor dans La seule histoire où, en guise d’incipit, le Britannique annonce les couleurs: «Préféreriez-vous aimer davantage, et souffrir davantage; ou aimer moins, et moins souffrir?» Voilà la seule vraie question – à condition que l’on puisse contrôler la force de l’amour –, nous dit le narrateur de Barnes, Paul, un homme d’âge mûr qui, en un long flash-back, va remonter au temps de ses 19 ans, dans l’Angleterre très feutrée des sixties. Fils d’une bonne famille installée dans la banlieue cossue de Londres, étudiant par- faitement conforme aux normes sociales, fier d’étrenner sa Morris Minor décapotable, «très jeune sur le plan des émotions», il fréquente assidûment le club de tennis du quartier, dans sa tenue blanche parfaitement repassée par une mère possessive.
À LA FOLIE
C’est là, sur la terre battue, qu’il croisera Susan Macleod, 48 ans, mariée à un fonctionnaire, mère de deux filles, arborant deux «petites dents de lapin» pour seule coquetterie. D’abord, se souvient Paul, «il y eut entre nous juste une complicité qui nous donnait le sentiment d’être, moi un peu plus moi, et elle un peu plus elle». Sans craindre l’opprobre familial, Paul va peu à peu s’enticher de cette femme qui pourrait être sa mère. Puis l’aimer à la folie, le diable au corps. «Rien d’autre ne comptait que ce premier amour. Susan était ma vie, et le reste ne l’était pas, toute autre chose devait être sacrifiée» raconte Paul, qui ajoute: «Un premier amour détermine une vie pour toujours, c’est ce que j’ai découvert au fil des années. Parfois il cautérise le coeur, et tout ce qu’on pourra trouver ensuite, c’est une large cicatrice.»
Penché sur l’épaule de son narrateur, Barnes brosse un portrait flaubertien de la prude – et si attachante – Susan, qui semble n’avoir guère plus d’expérience sexuelle que son jeune amant. Leur relation ô combien sulfureuse, ils finiront par l’exhiber au grand jour sans craindre le scandale, avant d’aller vivre ensemble dans un pavillon délabré que Susan a acheté sur Henry Road. Entre deux séances de badigeon, Paul assistera à des cours de droit, mais sans la moindre conviction, «mes seules ambitions étant pour l’amour», dira-t-il, médusé par cette nouvelle existence qu’il prend pour un cadeau du destin.
SIMULACRE DE NORMALITÉ
Le second acte? Une spirale de désillusions, pendant plus d’une décennie… Comme une descente aux enfers, cercle après cercle, jusqu’à l’inéluctable. La routine domestique, d’abord. L’enlisement dans «un simulacre de normalité». Le passé qui, peu à peu, remonte à la surface. Le mari de Susan qui entre sauvagement en scène pour venir la tabasser, la laissant défigurée avant qu’elle ne sombre dans l’alcool, sous le regard d’un narrateur impuissant, désemparé, incapable de la libérer de ses démons.
C’est un lugubre linceul que Barnes déploie sur cette «éducation sentimentale» d’abord enchantée, dont il ne reste que des poignées d’antidépresseurs, de multiples séances de désintoxication et des relents de «sexe triste, quand vous êtes vousmême désespéré et que la situation est insoluble». Avec ce constat si amer: «S’aimer l’un l’autre ne mène pas forcément au bonheur. […] Tout amour, heureux ou malheureux, est un vrai désastre dès lors qu’on s’y adonne entièrement.» Et si Paul s’est innocemment lancé dans cette aventure au plus bel âge de sa vie, il lui faudra de longues années pour mesurer tout ce que la rieuse insolence de ses 20 ans cachait déjà de «panique et de chaos».
SILENCES «SO BRITISH»
Quant à l’Angleterre que Barnes dépeint en toile de fond, avant le grand rush de la révolution sexuelle, c’est un pays assoupi derrière les bow-windows du puritanisme, entre les mots croisés du dimanche et le journal de la BBC, sous l’étouffoir de familles en proie au «silence anglais, où tous les non-dits sont parfaitement compris de part et d’autre».
Comment survivre à une passion? Voilà la question qui finit par hanter ce roman impitoyable, l’un des plus profonds de Barnes. Le plus mélancolique, le plus sombre, lorsque, au scalpel, l’auteur du Perroquet de Flaubert fait l’autopsie du sentiment amoureux en fouillant les blessures d’un amour qui allait devenir un fiasco. C’était, pour Paul, le temps radieux de l’insouciance, la toute première fois, «la seule histoire», une histoire fracassée. ▅
«Un premier amour détermine une vie pour toujours, c’est ce que j’ai découvert au fil des années»