QUE SIGNIFIE ÊTRE HUMAIN DANS LE CHAOS DE LA GUERRE?
Fulgurant, «Frère d’âme» interroge la possibilité d’une pensée libre quand tout appelle à l’obéissance. Un roman qui figure dans la première sélection du Prix Goncourt
◗ Que signifie «être humain» quand autour de soi on éventre, on mutile, sous un ciel métallique, dans un déluge de feu? Au coeur de Frère d’âme, le roman fulgurant de David Diop, se trouve l’interrogation éternelle sur le Mal. En 1914, Alfa Ndiaye et Mademba Diop s’engagent dans les tirailleurs sénégalais. Un coup de baïonnette et Mademba gît dans la boue, «le dedans du corps dehors». Il mettra longtemps à mourir, suppliant par trois fois son frère d’armes, son «frère d’âme», de mettre fin à son supplice.
Alfa n’a pas pu «couper le fil barbelé» des souffrances de son ami, ligoté par «des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines». Mais la honte et la colère l’ont libéré: désormais, il pensera par luimême et agira de même, quel que soit le prix. «Je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû»: cette prise de conscience parcourt le livre en leitmotiv.
FÊTÉ COMME UN HÉROS
Alfa et Mademba étaient amis d’enfance, «plus que frères» puisqu’ils se sont choisis tels. Ce qu’a été leur vie antérieure à Gandiol, près de Saint-Louis, on l’apprendra plus tard, dans les brumes dorées du souvenir. Ils se sont engagés à 20 ans parce que Mademba comptait sur leur pension pour leur construire un avenir de commerçants. Maintenant, il est mort, et Alfa, qui a rapporté sa dépouille de la tranchée, est fêté comme un héros. Mais lui, il sait sa lâcheté et sa responsabilité. Ni les enseignements des anciens ni la voix du capitaine ne pourront plus l’arrêter de penser. Il a compris ce qu’on attendait de lui et répond à cette attente jusqu’à la folie. «Ce que je pense c’est qu’on veut que je ne pense pas. L’impensable est caché derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange. Elle a besoin que nous soyons sauvages parce que les ennemis ont peur de nos coupe-coupe. Je sais, j’ai compris, ce n’est pas plus compliqué que ça.»
Il sera «sauvage par réflexion», un sauvage «exagéré, en service commandé». Chaque jour, il rapporte un fusil ennemi et, avec lui, la main qui le tenait. Cet exploit, scrupuleusement décrit, lui vaut d’abord l’admiration amusée de ses compagnons de tranchée, soldats «chocolats» ou «toubabs». Mais dès la quatrième main, la jubilation se change en effroi. Chez ses compatriotes d’abord – issus de tous les peuples, de toutes les lignées de l’Afrique de l’Ouest – puis, par contagion, aux Français. Est-il fou? La guerre est une folie, il faut avoir perdu la raison pour sortir en hurlant du ventre de la tranchée pour courir vers une mort certaine.
TERREUR SACRÉE
Mais cette folie est temporaire, jugulée, elle sert la guerre. Les mains mutilées d’Alfa ont quelque chose d’inhumain. Est-il un dëmm, un sorcier, un «dévoreur du dedans»? On le regarde avec une terreur sacrée, derrière les compliments se tapit la méfiance. Le capitaine l’envoie à l’arrière, à l’hôpital. Le tirailleur qui sert d’interprète ose à peine transmettre le message.
Car Alfa, réfractaire à toute école, ne connaît que le wolof. Frère d’âme est aussi un livre sur le langage: «Traduire est une des seules activités humaines où l’on est obligé de mentir sur les détails pour rapporter le vrai en gros.» Ce que nous lisons en français, Alfa le dit et le pense dans sa langue. Et cette transposition permet de comprendre que la vérité des hommes n’est pas celle de Dieu, qui est une, mais qu’elle est double ou triple ou plus encore. Aucun folklore, pourtant, dans ce monologue rigoureux. A peine le redoublement de certains mots pour rappeler la langue d’origine, une façon de poser les questions, une invocation, un goût pour les allitérations.
Pour transcender la barrière de la langue, le médecin à l’arrière demande aux malades de dessiner leurs souvenirs, leurs traumatismes. Alfa dessine d’abord sa mère perdue, la belle Peule, enlevée comme esclave par des Arabes, et c’est l’occasion de revenir sur l’enfance, dans un monde déterminé par le fragile équilibre entre éleveurs nomades et agriculteurs, par un ordre fondé sur l’obéissance des cadets aux aînés.
Puis Alfa dessine Mademba, «laid dehors et beau dedans». Leurs familles étaient liées par une parenté à plaisanteries, une relation qui permet de déplacer les combats de la guerre vers les joutes de langage. Alfa le lutteur est beau, d’une beauté indiscutable, il a le lion pour totem. Mademba, le maigrichon, le lecteur du Coran, l’intellectuel, n’a que le paon, ce fanfaron ridicule. Tous deux aiment Fary Thiam, mais c’est à Alfa qu’elle se donne la veille du départ, dans une scène d’une sensualité et d’une tendresse miraculeuses.
L’amour entre les frères d’âme a su dépasser leur rivalité, mais Alfa sait que les plaisanteries peuvent tuer tout comme les blessures d’amour ou d’amourpropre. Il se sent coupable de la mort de son ami, se reproche à jamais de ne pas l’avoir tué à la fin. Ce poids, il essaie de s’en débarrasser en poussant à bout la logique de la guerre. Il devient un corps étranger, une dénonciation insupportable. Y a-t-il une guerre humaine? Quand un soldat cesse-t-il d’être un homme? L’obéissance aux ordres exonère-t-elle le tueur?
AU-DELÀ DE LA FOLIE
Le troisième dessin représente les sept mains, soigneusement conservées, amoureusement momifiées. C’en est trop pour la bienveillance du médecin. Alfa a franchi les limites de la folie admise. Il sera éliminé. Dans un finale troublant, il affronte sa mort, dans une fusion avec son «plus-que-frère». Dans Le
terroriste noir, Tierno Monénembo a peint le sort des tirailleurs africains dans les guerres françaises; Patrice Nganang leur a aussi rendu hommage dans
La saison des prunes. Frère d’âme dépasse la chronique historique et pose avec un tranchant de poignard une question philosophique universelle.
Sur le bandeau rouge du roman, David Diop, le nom de l’auteur, affiche fièrement son allitération en lettres d’argent, comme si à lui seul il devait attirer les lecteurs. Pourtant le premier roman de David Diop, 1889, L’attraction universelle (L’Harmattan, 2012) est passé presque inaperçu. Mais l’éditeur a raison: que Frère d’âme reçoive ou non le Goncourt, il est à parier que le nom de son auteur, spécialiste des Lumières et de leur influence dans les colonies, ne restera pas longtemps inconnu.
«Ce que je pense c’est qu’on veut que je ne pense pas. […] La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange» «FRÈRE D’ÂME»