QUAND ROLAND JACCARD SE DÉGUISE EN HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL
Avec un cynisme sans vergogne, il mène ces dames en bateau
Parmi les romans hors norme de cette rentrée, il faut sans doute placer «Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel», de l’essayiste franco-suisse Roland Jaccard, qui s’est glissé dans la peau du fameux diariste à l’agonie…
Il faut un certain culot pour ajouter quoi que ce soit aux plus de 17000 pages du célèbre Journal d’Henri-Frédéric Amiel, rédigé de 1839 à 1881, année du décès de ce professeur de lettres et de philosophie de l’Université de Genève. Peu de gens l’ont lu dans son intégralité, bien sûr, mais nombreux en ont lu des extraits et plus nombreux encore s’en sont gargarisés de citations. C’est un monument, la cathédrale d’une vie commentée, pensée, ressassée plutôt que vécue. On y trouve un homme dépouillé de ses parures, de ses postures, un homme livré en toute sincérité à sa condition de mortel pour lequel choisir équivaut à renoncer, une sorte de Bartleby «qui préférerait ne pas», mais en version genevoise.
Amiel déteste le monde autant que ses propres lâchetés, avec une lucidité impitoyable, douloureuse et paralysante. Sans doute faut-il avoir le coffre d’un Roland Jaccard pour monter dans pareille galère et se substituer au maître en train d’agoniser.
NIHILISTES ASSUMÉS
Au fond Jaccard rend hommage à son diariste préféré, qui l’a sans doute beaucoup inspiré. Au point que son complément agonisant aurait pu être de la plume d’Amiel, un Amiel toujours aussi réservé, peu enclin à s’engager auprès des femmes, mais soudain plutôt jouisseur et cynique, avec la dose de culpabilité inséparable d’un homme qui trempe dans le protestantisme genevois du XIXe siècle. Le plaisir d’Amiel est dans le texte et Jaccard le fait un peu déborder dans le corps de l’homme qui écrit.
Comprenez bien que nous ne sommes pas en compagnie de joyeux drilles franchement hédonistes, mais en présence de nihi- listes assumés, marqués au fer rouge par des questions existentielles remontant à des drames lointains. Amiel n’a que 11 ans quand sa mère meurt d’une tuberculose et deux ans de plus lorsque son père met fin à ses jours en se jetant dans le Rhône. Ce n’est guère plus rose du côté de Jaccard, dont le grand-père et le père se sont suicidés. Lui-même proclamait à une époque son intention de poursuivre la série, jurant qu’il ne franchirait pas la limite des 50 ans, sauf erreur, ce qui fait déjà plus de vingt-cinq ans.
À HAUTEUR DU MODÈLE
Le plaisir est d’abord dans le texte, dirait-on d’Amiel, et plus il devient noir, lucide, plus il vous empoigne. Roland Jaccard se tient à hauteur de son modèle et prend un malin plaisir à rendre l’existence du mourant moins fade, «délivré du calvinisme étroit» de sa ville natale. Il apparaît certes toujours torturé et les réalités les plus douces de l’amour restent loin de le hisser à l’altitude des exigences de son imagination. Mais enfin, même si aucune femme n’a la moindre chance de lui faire oublier un bref amour de jeunesse, sa cousine Cécile, qui a choisi la mort très jeune, cet Amiel jaccardisé se dévergonde un peu. Il répond sans tergiverser aux sollicitations de Louise, puis aux avances de Marie.
Avec un cynisme sans vergogne, ou si peu, il mène ces dames en bateau, pour son bon plaisir, mais tout près du dégoût, excluant tout engagement susceptible de contrarier sa liberté. En vingt-sept très courts chapitres, Roland Jaccard donne vie, si l’on peut dire pour un mourant, à cet Amiel séducteur et peu enclin aux remords.
S’il ne manque pas d’exercer aussi son regard impitoyable sur sa propre vie, disons que le mélange de fascination et de méfiance que cet agonisant éprouve pour les femmes tourne au mépris et au dédain sous la plume de Jaccard. Et même à une franche misogynie hors de saison. Elles sont toutes rusées, mesquines, puériles. Et Jaccard prête à Amiel cette phrase terrible: «J’en viens à me réjouir d’avoir été orphelin quand il m’arrive de croiser […] mes deux soeurs et leurs enfants.»