«TOUTE UNE FAMILLE DE MENTORS»
J’étais petite fille. Sept ans peut-être. Un jour, au pied du grand mur du jardin, j’ai trouvé dans l’herbe un petit carnet noir couvert de notes gribouillées et mouillées par la pluie. Une énigme. Un mystère à déchiffrer. Longtemps, j’ai gardé ce carnet. Si la personne qui l’a jeté par-dessus la barrière savait ce que son geste a déclenché… Elle a changé ma vie. C’est ce jour-là que j’ai compris que les livres étaient écrits par de vraies personnes, et que si elles l’avaient fait, je pouvais le faire aussi. Ce carnet a été tour à tour le manuel de Fantômette, le carnet de détective d’Alice, le langage secret du Club des Cinq, un code à déchiffrer pour le Clan des Sept.
Je n’ai jamais réussi à comprendre ce qui était écrit dans le carnet. Il s’est perdu dans un de mes nomristes, déménagements. Mais il a déplacé le gros caillou d’impuissance qui m’écrasait le coeur, et mon imagination s’est engouffrée dans cette brèche comme l’eau d’un torrent retenue trop longtemps.
J’ai 12 ans peut-être. Une station balnéaire, les eucalyptus qui bordent la place, le 14 juillet et le claquement mat des boules de pétanque. Un kiosque qui vend des palmes, des magazines, des cartes postales et des bonbons. La chaleur et le bruit obsédant des cigales. Et l’ennui… L’ennui douloureux à l’heure de la sieste. Tout est désert. Promenade au phare, lauriers roses, et glace de 18h chez la jolie marchande sur le port. Les bateaux qui déversent les tou- et les reprennent, rougis, épuisés d’avoir pris trop de soleil. Un ballon gonflable qui s’éloigne en rebondissant sur les vagues, et puis les interminables soirées devant Jeux sans frontières accroupie dans la salle à manger de l’Hôtel des palmiers. La propriétaire, la vieille demoiselle Bonnaure qui a l’éléphantiasis, des jambes énormes, toute de noire vêtue, entourée de ventilateurs qui bourdonnent et m’empêchent d’entendre Guy Lux.
J’ai fait des colliers en graine d’eucalyptus, des collections de cailloux blancs, gravé des écorces, comme une prisonnière en atelier protégé, mais surtout, j’ai lu. D’abord un livre par jour, puis deux, puis trois. Devant le magasin, à côté des épuisettes, un prébreux sentoir à livres. Agatha Christie. Ce n’était jamais assez. Alors je me suis mise à voler de l’argent dans le porte-monnaie, pendant que ma grand-tante faisait sa sieste dans la chambre no 8. Pour acheter des livres encore et encore… Pour échapper à un ennui douloureux. J’ai volé des livres pour me nourrir, sans eux je serais morte de faim.
Après, pendant plusieurs années, il a fallu vivre dans le présent. Travailler, lire J’attends un enfant de Laurence Pernoud, faire des enfants, assurer chaque jour la survie de tous. Des livres d’appoint, des livres prétextes, des livres consolateurs, des livres somnifères. Des polars, mais aussi des notes dans la marge de
Mrs Dalloway. Je ne pouvais pas vraiment voyager avec toute cette smala. Seulement pour les vacances scolaires. La Grèce, l’Italie, encore la Grèce… Alors j’ai élargi mon horizon grâce aux livres.
Un jour, nous étions attablés chez des gens qui parlaient de l’Afrique du Sud. J’ai renchéri en décrivant dans le détail un quartier du Cap. Mon interlocuteur s’est alors tourné vers moi et m’a demandé: «Vous y êtes allée à quelle saison?» Je n’y étais jamais allée. J’avais lu un roman de Michael Haynes. Ça a été pareil pour le Japon de Yoko Ogawa, pour l’Angleterre d’Antonia Byatt et sa magnifique trilogie.
J’ai lu à mes enfants tout ce qui pouvait se lire. Des heures et des heures, jusqu’à ne plus avoir de salive du tout. Assise à côté de la baignoire, assise au pied du lit, assise dans une bibliothèque municipale un jour de pluie, assise sur un banc au parc. Jusqu’à
Harry Potter. Mon dernier fils qui a 16 ans croit qu’Harry Potter est une série de films. Comme le type qui disait que Mozart, c’est celui qui a fait la musique d’Amadeus. Il ne lit jamais. Ça ne va pas assez vite. Il passe quatre heures par jour dans le monde virtuel des jeux vidéo. Mais finalement, c’est ce que je faisais aussi il y a cinquante ans, quand je me déguisais en Fantômette…
Maintenant, je crois comprendre comment on peut lire de la poésie. C’est quand on a tellement lu, qu’au moment où on entame une phrase, on pourrait la finir sans aller jusqu’au bout. Alors il reste la poésie, où chaque phrase est un livre entier. Les haikus… «A l’abri du cèdre immense, l’école enfantine». Tout est dit. En sept mots. C’est ça, il faut se débarrasser, faire de la place pour le rien, s’habituer au rien, se désencombrer du fouillis de la vie pour mieux se laisser glisser dans l’ultime acte d’imagination, le curieux projet de la mort. Lire un livre, un très bon, un foisonnement, Le chardonneret par exemple, de Donna Tartt, qui n’a écrit dans sa vie que trois livres, mais trois livres qui sont essentiels. Ou alors My Absolute
Darling de Gabriel Tallent, un premier roman, un que j’aurais aimé écrire tellement c’est juste. Et… ne pas les garder. Ne pas les glisser dans la bibliothèque, serrés, étouffant entre eux. Les passer plus loin, les déposer le matin dans une boîte d’échange entre voisins, ou alors les abandonner sur un banc. Et… recommencer tout depuis le début avec mes petits enfants. Oui-Oui et le pinceau magique, Le jardin mystérieux,
Prune et fleur de houx, chaque année, pour Noël, leur lire des histoires, les consoler.