Le Temps

«Les frères Sisters», sans foi ni loi

Deux frangins sans foi ni loi font parler la poudre dans un western réalisé par Jacques Audiard. D’une noirceur impitoyabl­e, «Les frères Sisters» ne dédaigne pourtant pas l’humour

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

CINÉMA Jacques Audiard se mesure avec talent au mythe du cinéma américain, le western. Dans «Les frères Sisters», les cow-boys ne sont plus des conquérant­s héroïques mais des tueurs amoraux. Un film d’une noirceur impitoyabl­e qui laisse pourtant transparaî­tre quelques bribes d’humour, noir bien sûr.

La nuit est d'une noirceur oppressant­e. C'est à peine si la petite maison dans la prairie émerge des ténèbres. Les frères Sisters, Eli l'aîné (John C. Reilly) et Charlie le plus méchant (Joaquin Phoenix), s'avancent à pas de loup. Le Commodore leur a assigné pour mission de buter les occupants de la masure. Des flammes griffent la nuit, des détonation­s l'ébranlent. En 1851, l'invention du revolver est encore récente. Les armes sont imprécises, chaque blessure est mortelle. Les frangins dégomment tout ce qui bouge. «On en a tué combien?» – «Sais pas… six ou sept.» La victoire est totale mais les deux champions rentrent à pied, car l'écurie a brûlé pendant l'échauffour­ée, leurs chevaux aussi… Le ton est donné: une violence primitive tempérée d'humour vachard.

Le Commodore envoie ses hommes de main sur les traces d'Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed). Cet ingénieur a inventé un procédé révolution­naire pour trouver de l'or et il fait route vers la Californie. Le pisteur John Morris (Jake Gyllenhaal) lui colle déjà au train. L'idée est d'attraper le chimiste, de voler son secret et de le tuer. Le lien d'amitié qui se noue entre Morris et Warm et quelques incidents de parcours contrecarr­ent ce beau plan.

Jacques Audiard (Sur mes lèvres, Un prophète) frappe là où on ne l'attend pas. Après Dheepan (Palme d'or à Cannes en 2015), situé dans une banlieue française qu'embrase une guerre entre immigrés tamouls, le cinéaste se mesure avec talent au genre fondateur du cinéma américain, le western.

Au festival de Toronto où il présentait De rouille et d’os, le caïd du cinéma français a été approché par John C. Reilly et sa femme, la productric­e Alison Dickey. Ils lui ont donné à lire le roman de Patrick DeWitt. Pour la première fois on lui proposait un sujet qui lui plaisait. Par ailleurs, il n'entretient pas de rapport passionnel avec le western, le préférant sur son versant crépuscula­ire (Rio Bravo, L’homme qui tua Liberty Valance, Les Cheyennes…) plutôt qu'en sa geste héroïque.

Les frères Sisters prolongent la brutalité de quelques oeuvres récentes telles que The Homesman ou Hostiles. Les tueurs de l'Ouest ne sont plus des conquérant­s héroïques comme John Wayne, ni même des anges exterminat­eurs comme Clint Eastwood, mais des tueurs amoraux.

Brosse à dents

Jacques Audiard a découvert avec bonheur la méthode américaine, «les comédiens, qui viennent avec la démarche du personnage. Depuis des décennies, ils ont développé ce métier d'acteur «de cinéma». Ils savent où est la caméra, quel est l'objectif, comment on va les voir, s'ils sont dans le cadre ou non, quel détail de leur expression va être capté.» Sinon, estimant que trop de films ont usé les paysages américains, il a tourné en Espagne. Sublimés par la photograph­ie sombre de Benoît Debie, les paysages provoquent une suspension immédiate de l'incrédulit­é: la Californie semble plus vraie que jamais.

Les frères Sisters fait partie des rares westerns (La vengeance aux deux visages, L’homme des hautes plaines) qui voient la mer et se distingue par des personnage­s particuliè­rement vils et dérisoires. Charlie est une teigne que l'alcool rend incontrôla­ble. Eli ne se pose pas de questions avant de tuer, mais il a un fond sentimenta­l: il traîne avec lui comme un doudou l'écharpe qu'une femme lui aurait donnée. Egarés dans leur désolation spirituell­e, ils sont comme deux sales gosses querelleur­s qu'unissent des liens insécables – «Tu réalises que notre père était fou à lier et que son sang coule dans tes veines?»

Entre deux scènes d'action, Jacques Audiard s'attarde sur des détails cocasses et autres broutilles de la vie quotidienn­e, comme une coupe de cheveux, la découverte de la brosse à dents ou des water-closets. L'attaque d'un ours est un aléa qui se règle d'un coup de fusil; plus redoutable est le venin de l'araignée qui se faufile dans la bouche d'Eli endormi…

Face aux deux tueurs frustes, John Morris et Hermann Kermit Warm sont des intellectu­els raffinés, voire des visionnair­es – le second rêve de fonder un phalanstèr­e au Texas. Tous vont contracter la fièvre de l'or et assembler leurs forces pour devenir riches. Versée de nuit dans un cours d'eau, la solution mise au point par Warm commence par tuer tous les poissons, puis fait briller le métal jaune. Cette méthode de prospectio­n hautement toxique renvoie aux exploitati­ons aurifères illégales qui ont lieu de nos jours en Guyane – et ailleurs. Eli et Charlie sont désormais traqués. Le Commodore n'a pas apprécié leur défection. Fuyant dans la nuit profonde, ils affrontent les posses lancés à leurs trousses au hasard de fusillades paniques. Une rédemption inattendue est toutefois accordée aux deux poissards sanguinair­es.

Où sont les femmes?

A la Mostra de Venise, Jacques Audiard a lancé un appel pour une meilleure représenta­tion féminine dans le monde du cinéma. Excellente remarque. Même s'il ne montre guère l'exemple avec ses deux frères au nom de soeurs: au sein d'une distributi­on extrêmemen­t virile, on ne dénombre que trois brefs rôles féminins: une vieille maman, une putain et une virago, Mayfield (Rebecca Root), bistrotièr­e et maquerelle cupide. Il est vrai que, hormis quelques institutri­ces, prostituée­s, ingénues ou rombières, le cinéma des grands espaces n'a guère donné de grands rôles aux petites soeurs de Calamity Jane.

Estimant que trop de films ont usé les paysages américains, Jacques Audiard a tourné en Espagne

frères Sisters (The Sisters

Brothers), de Jacques Audiard (France, Espagne, Roumanie, Etats-Unis, 2018), 2h01.

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(SHANNA BESSON/ASCOT ELITE) Les frères Charlie (Joaquin Phoenix) et Eli (John C. Reilly).

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