Le Temps

«J’explore les zones obscures de l’âme»

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Elle s’est imposée comme une figure majeure du cinéma suisse avec une comédie, alors qu’elle avoue une préférence pour la tragédie. Bettina Oberli sort «Le vent tourne», un drame rural situé dans le Jura qui reflète l’attrait de la réalisatri­ce bernoise pour les zones obscures de l’âme humaine. Rencontre.

Elle a connu un immense succès populaire avec «Les mamies font pas dans la dentelle» mais a aussi tourné d’âpres tragédies. Figure importante du cinéma suisse, la réalisatri­ce bernoise sort «Le vent tourne», un drame rural situé dans le Jura

Avec Les mamies font pas dans la dentelle, 600000 entrées, Bettina Oberli a signé le second plus gros succès du cinéma suisse – derrière l’indétrônab­le Faiseurs de Suisses. Cette irrésistib­le comédie met en scène une poignée de vieilles dames indignes qui bouleverse­nt l’ordre social d’un village cossu de l’Emmenthal en tricotant de la lingerie coquine. A l’époque, la réalisatri­ce, presque gênée par le triomphe de son film, rappelait que son naturel la poussait vers des sujets plus sombres. En témoignent Vent du nord, consacré à un homme cachant aux siens qu’il a perdu son emploi, ou La ferme du crime, un sombre cold case dans une campagne baignée de noirceur.

Elle sourit: «J’ai différente­s facettes comme tout le monde.» Concède une préférence pour le drame: «Je suis plutôt attirée par l’exploratio­n des zones obscures de l’âme humaine.» Parmi ses références, elle cite Jane Campion, des réalisatri­ces autrichien­nes dans la lignée de Michael Haneke comme Barbara Albert ou Jessica Hausner, mais aussi Claire Denis et Olivier Assayas. Et puis bien sûr Lars von Trier «que j’adore et déteste en même temps, comme il le veut». Melancholi­a, chef-d’oeuvre nihiliste, l’a ébranlée: il lui a fallu trois jours pour s’en remettre.

Un peu de cette âpreté se retrouve dans Le vent tourne. Situé dans le Jura, ce drame rural s’articule autour d’un couple de paysans, Pauline (Mélanie Thierry) et Alex (Pierre Deladoncha­mps), qui essayent de vivre au plus près de leurs conviction­s idéologiqu­es. L’éolienne qu’ils installent devant leur ferme concrétise un projet commun – et attise des dissension­s latentes. «Je voulais une femme de certitude qui perd ses certitudes pour se reconstrui­re, et que cette femme soit inscrite dans le monde contempora­in», explique Bettina Oberli.

«Auf Französisc­h»

Pour la première fois, elle a tourné un film qui parle français. Elle s’étonne que tout le monde s’en étonne alors que personne ne bronche quand Pierre Monnard fait Recycling Lily en Schwyzerdü­tsch. «Dans notre pays, nous avons quatre langues, quatre cultures. C’est parfois pénible, parce que ça nous sépare, mais c’est beau.» Elle voulait tourner dans le Jura, dont les paysages l’inspirent car, sans vue sur les Alpes de neige ni chalets fleuris, ils rompent avec les clichés d’une Suisse pittoresqu­e et ripolinée. Comme on parle français dans les Franches-Montagnes, la langue de Blaise Cendrars s’est imposée, dite par deux grands comédiens français.

Mélanie Thierry a envie de travailler avec des cinéastes qui ont une vision forte. «J’ai trouvé ça avec Bettina. Nous n’avons pas toujours été d’accord, il y a eu de petites frictions. Mais tout s’est très bien arrangé. On s’aime beaucoup. Je sais que je suis dure, coriace. Bettina est trop gentille et moi je suis trop méchante», analyse-t-elle.

Le français, Bettina Oberli l’a appris toute petite auprès de sa famille maternelle venue du Seeland. Son compagnon et collaborat­eur régulier, le chef opérateur Stéphane Kuthy, né à Paris, parle français à la maison avec leurs deux enfants, et l’aîné fait le gymnase bilingue. Quant au cadet, il se passionne pour le théâtre: à 11 ans, il a déjà tenu des rôles dans des pièces de Dürrenmatt ou Thomas Mann jouées au Schauspiel­haus.

Pluie torrentiel­le

A Locarno, Le vent tourne n’a pas eu de chance. Une pluie torrentiel­le a interrompu la projection sur la Piazza Grande. «C’était horrible! Un cauchemar! reconnaît Bettina Oberli. Au milieu de la première mondiale du film, les 8000 spectateur­s ont fui. J’ai dû partir, je me suis cachée toute seule derrière l’écran en pleurant, sans savoir que faire. Me suicider? Rentrer à l’hôtel?» Lot de consolatio­n: elle n’a jamais reçu autant d’affection de la part de la branche cinématogr­aphique.

Quant aux journalist­es suisses, la plupart affichaien­t des moues hautaines. Une façon de faire payer à la réalisatri­ce le fabuleux succès des Mamies? Elle en a parlé l’autre jour avec Michael Steiner, le réalisateu­r de Mein Name ist Eugen, selon lequel «si tu as un succès en Suisse, on ne te le pardonne jamais». Bettina Obeli relativise ce verdict. Elle admet toutefois qu’un réalisateu­r doit «donner l’impression d’être modeste, s’excuser d’avoir du succès». D’ailleurs, elle a prudemment refusé de réaliser Heidi, projet doré sur tranche et destiné à exploser le boxoffice.

Fin ouverte

A Locarno, lorsque l’associatio­n SWAN (Swiss Women’s Audiovisua­l Network), qui milite pour la parité dans le cinéma suisse, a invité les femmes et les hommes de bonne volonté pour une colazione, Bettina Oberli était évidemment présente. En quelque vingt ans d’activités dans le milieu du cinéma, elle a pu observer que «l’ambition, les idées claires, l’exigence sont des valeurs connotées positiveme­nt chez l’homme et plutôt négativeme­nt chez la femme. On est perdues si on commence à avoir peur de ça. C’est compliqué. Depuis quelques mois, le sujet de l’égalité est omniprésen­t, nombre de femmes célèbres s’investisse­nt. Je pense qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. Le chemin sera long, mais on va dans la bonne direction.»

Le vent tourne se termine sur un plan de Pauline, debout devant le Creux-duVan. Certains spectateur­s décèlent la fascinatio­n morbide du gouffre. Mélanie Thierry trouve cette image «inquiétant­e». D’autres voient le vent du large. Bettina Oberli trouve cette conclusion très optimiste. C’est une propositio­n au spectateur, l’horizon qui s’ouvre. «Il faut laisser les fins ouvertes: elles résonnent plus longtemps.»

«L’ambition, les idées claires, l’exigence sont des valeurs connotées positiveme­nt chez l’homme et plutôt négativeme­nt chez la femme. On est perdues si on commence à avoir peur de ça»

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(AYSE YAVAS/KEYSTONE)

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