Des requins pris en filature pour leur bien
Dans l’archipel des Chagos, au milieu de l’océan Indien, des scientifiques ont placé des balises sur des requins pour mieux comprendre leurs habitudes. Leur travail montre l’importance des zones protégées pour les espèces
Ils sont allongés sur le pont du bateau, les mains tendues vers l’eau transparente. Les quatre hommes tiennent fermement les nageoires d’un requin tourné sur le dos. A vue d’oeil, l’opération semble périlleuse. Pour la scientifique américaine Barbara Block, il s’agit d’un moment privilégié. S’approcher des requins au milieu de l’océan Indien lui a procuré «beaucoup de satisfaction».
La biologiste de l’Université Stanford est une pionnière dans le déploiement de balises pour suivre à la trace les espèces marines. L’appareil est introduit dans la musculature dorsale des requins. Des thons, des raies mantas et des marlins ont également été équipés, soit près de 450 animaux au total. Ce travail de longue haleine a été réalisé dans l’archipel des Chagos. Cet ensemble de petites îles situé dans l’océan Indien abrite la deuxième plus grande aire marine protégée du monde, avec une surface de 640000 km2, soit l’équivalent de quinze fois la superficie de la Suisse. La réserve regorge de vie: des requins-renards, des thons jaunes ou encore des dauphins à long bec y ont élu domicile.
Laboratoire à ciel ouvert
Comment les espèces marines évoluent-elles dans cette étendue d’eau épargnée par la pêche commerciale? Avec son équipe, Barbara Block a étudié le comportement des poissons pendant cinq années, avec une attention particulière portée aux requins. «Les prédateurs sont importants pour notre planète, importants pour les écosystèmes océaniques. Et il est essentiel de communiquer cette information au public», a-t-elle affirmé lors d’un symposium de science marine organisé le 11 septembre à Londres par la Fondation Bertarelli, auquel Le Temps était invité.
L’organisation finance à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars ce programme de recherche qui réunit des scientifiques du monde entier. Objectif de ces projets interdisciplinaires: mieux comprendre les océans pour mieux les préserver. «L’archipel des Chagos est un endroit unique, confie l’entrepreneur et philanthrope genevois Ernesto Bertarelli. Après avoir pu constater une dégradation importante des océans ces vingt dernières années au cours de nos voyages, j’ai décidé de m’investir pleinement dans le projet pour favoriser la compréhension de cet écosystème à l’abri de toute présence humaine.»
Attirail technologique
Les scientifiques utilisent des technologies pointues pour percer les secrets de cette immensité bleue. Des tonnes de matériel ont ainsi fait le voyage de Stanford jusqu’au territoire britannique de l’océan Indien. Les balises fixées sur les poissons sont connectées à un satellite via une bouée qui fait office de relais. L’ensemble permet d’obtenir une multitude de données en direct, comme la température de l’eau.
Pour quadriller une large zone, de nombreux hydrophones ont été disposés dans la réserve. Un moyen de détecter les sons émis par les animaux aquatiques. «Une manoeuvre facile à réaliser dans votre jardin, mais bien plus compliquée au milieu de l’océan», a souligné Barbara Block, qui a réalisé des travaux similaires au large de la Californie.
La biologiste marine a obtenu une carte des lieux favoris des requins. Contrairement à une idée répandue, les poissons cartilagineux parcourent rarement de longues distances en quête de nourriture. L’aire marine protégée constitue un précieux garde-manger ainsi qu’un refuge pour les jeunes. Un constat qui démontre le rôle crucial des réserves.
La recherche ne s’arrête pas là. Des caméras sont placées sur les requins pour étudier leur comportement et de l’ADN est prélevé dans l’eau. Le séquençage de l’ADN permet d’identifier les créatures dans une zone et d’estimer leur population. Ces possibilités enthousiasment Barbara Block: «C’est une période passionnante parce que les outils de biologie, les planeurs, les drones, les balises et le séquençage de l’ADN nous permettent d’informer les décideurs avant qu’il ne soit trop tard.»
Contre la pêche illégale
Entre 63 et 273 millions de requins sont tués chaque année dans le monde, selon des chiffres publiés en 2013 par la revue Marine Policy. Les prédateurs sont capturés pour leurs ailerons et leur chair. La chercheuse américaine ne se contente pas de présenter des résultats, elle propose une solution pour lutter contre la pêche illégale. Une balise anti-braconnage, placée sur le requin, permet de déclencher une alerte en cas de saisie. Les gardecôtes peuvent alors intervenir rapidement. Un déploiement expérimental devrait être réalisé l’année prochaine dans l’archipel des Chagos.
Depuis la création de l’aire marine en 2010, le bateau qu’utilisent les scientifiques, dont les coûts de fonctionnement sont couverts par la Fondation Bertarelli, est aussi en charge de la surveillance de la zone. Une lourde tâche pour un seul navire. «La tentation est grande pour les pêcheurs sri-lankais de se rendre dans l’aire marine protégée. Selon eux, il faut seulement deux jours pour remplir leurs cales de requins au lieu d’un mois ailleurs dans l’océan», indique Tom Letessier, chercheur à l’Institut de zoologie de Londres. Lui travaille sur un prototype de drone au fuselage étanche. L’appareil a survolé la zone en avril dernier pour repérer les bateaux suspects.
L’ensemble des recherches menées sur place doit permettre de définir des stratégies de gestion des aires marines. Selon Ernesto Bertarelli, «le programme de science marine que nous avons mis en place a pour but d’établir des données scientifiques non discutables qui nous permettent de mieux comprendre les enjeux et les opportunités de protection marine auxquels nous faisons face». L’enjeu est mondial. Seulement 1,4% de ces zones sont intégralement protégées, c’est-à-dire inaccessibles aux pêcheurs, d’après une étude récente parue dans la revue Frontiers in Ecology and the Environment. En 2010, la communauté internationale s’est engagée à protéger 10% de la surface des océans d’ici à 2020. Invité au symposium, l’envoyé spécial des Nations unies pour les océans Peter Thomson a appelé les Etats à prendre leurs responsabilités: «Désormais, les décideurs savent que l’océan est en danger.»
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«Les prédateurs sont importants pour notre planète»
BARBARA BLOCK, BIOLOGISTE MARINE À L’UNIVERSITÉ STANFORD