Villagers dévoile un album lumineux, reflet d’un artiste apaisé
Quatrième escapade dans l'univers de l'Irlandais Conor O'Brien, pour un voyage entre rires, larmes, métaphores et mélodies tombées du ciel
Ils ont été très nombreux, parmi ses fans, à avoir ouvert les vannes au printemps 2015, au moment de la sortie de Darling Arithmetic, son troisième album. Conor O’Brien, le jeune homme planqué derrière l’alias Villagers, y racontait sa jeunesse gay dans une Irlande ultraconservatrice: des coups, des moqueries, une absence totale de repères et un mal fou à construire son identité. Certains s’y sont retrouvés et ont tenu à lui faire savoir: «Une fois, la mère d’un adolescent est venue me voir après un show. Elle pleurait, elle voulait me remercier d’avoir facilité le coming out de son fils, et moi je pleurais avec elle. Je n’ai pas l’habitude de rester discuter avec le public après les concerts, je fais juste un coucou et basta. Mais là, c’était comme ça tous les soirs de la tournée.»
Il dit aussi avoir beaucoup pleuré en le composant: «Je buvais quelques verres de vin, je couchais des paroles très intimes, je me relisais et je fondais en larmes.» Puis il mime un pleurnichement bien trop plaintif pour être vrai, et il éclate de rire. Ce sera un gag récurrent lors de notre rencontre à Paris, au tout début de l’été. C’est comme ça qu’il exprime sa pudeur et son autodérision. Conor O’Brien a peut-être les apparences d’une petite chose toute fragile, mais c’est aujourd’hui un jeune homme incroyablement serein, bourré d’énergie, la blague toujours prête à fuser. Son Darling
Arithmetic l’a complètement libéré, sa décontraction et sa joie de vivre sont roboratives.
PLUS DE GROOVE
On avait malgré tout comme une petite angoisse à l’annonce de son quatrième album. Parce qu’il semblait avoir tout accompli dans les trois premiers: un Becoming a Jackal (2010) révélateur de son talent de mélodiste et de ses labyrinthes métaphoriques puis un Awayland (2013) rempli des tonnes de figures qu’il s’était lui-même imposées – «Je voulais mettre 20 idées par chanson, ça venait de partout» – avant le choc autobiographique de Darling
Arithmetic, donc. Cinq années ultraprolifiques, avec la conscience d’avoir bouclé sa première carrière: «J’ai parlé avec mon manager avant l’enregistrement, je lui ai dit que j’avais des synthés plein la tête et que je devrais peut-être mettre Villagers de côté pour faire un projet parallèle, plus électro. Et puis j’avais quelques compositions, plein de paroles, donc je me suis lancé.»
Le résultat est une nouvelle fois à la hauteur, même si le quatrième côté de son carré n’a pas tout à fait la force narrative des trois précédents. C’était de toute façon mission impossible, et l’Irlandais a préféré assumer une nouvelle forme de légèreté: «Je sonne plus groovy sur cet album-là, parce que j’ai écouté beaucoup de soul et que j’imaginais le rythme des mots et les mouvements de mon corps.» Un lâcherprise finalement logique après tant de tourments internes, avec au final un album plus complexe qu’il n’y paraît à première écoute. Les arrangements sont toujours aussi riches, ses textes parfois très directs – «Il est temps que je laisse filer ce que je ne peux pas contrôler; j’ai choisi une route, il n’y en a pas d’autre pos- sible» – ou tantôt plus poétique dans le même morceau – «Si je vois un signe dans le ciel cette nuit, personne ne me fera croire que c’est une illusion d’optique» –, dans A Trick of the Light.
YIN ET YANG
Le choix même du titre de l’album est superbe: The Art of Pretending to Swim, quelque chose comme «l’art de faire semblant de savoir nager». «Tu essaies de garder la tête hors de l’eau. Tu nages pas vraiment, mais tu ne te noies pas non plus. Tu es entre les deux, tu fais ce que tu peux pour vivre. C’est beau et terrifiant à la fois. C’est une chanson que je n’ai jamais réussi à terminer, mais j’ai gardé le titre et dispatché les paroles», précise-t-il. Toute la finesse d’écriture de Villagers est ici une dualité permanente, un yin toujours contrebalancé par un yang, une joie qui déclenche une souffrance, ou inversement.
C’est ce qu’il nous dit à propos de l’amour, «qui débarque avec tout ce qui va avec, y compris le fait qu’il nous torture comme un enfant de salaud» – il faut écouter le délicieux Love Came With All That It Brings.
Ada, ballade de fin de disque, a été écrite en hommage à Ada Lovelace, la fille de Lord Byron: «C’était en quelque sorte la première programmatrice de l’histoire, puisqu’elle a inventé le premier algorithme au XIXe siècle. Et aujourd’hui, on est tous scotchés sur nos iPhone. J’avais envie de lui rendre hommage pour dire qu’elle a fait quelque chose à l’époque d’incroyable et aujourd’hui de terrifiant.» On quitte alors Conor O’Brien, tout sourire, même s’il fait encore semblant de pleurer au moment des adieux. «Tu veux savoir pourquoi j’ai autant de rides sur le visage? Eh bien chacune d’elles est une trace des erreurs que j’ai dû commettre pour trouver le courage», chantait-il sur le morceau d’ouverture de Darling Arithmetic. On a bien regardé, on n’a pas vu grand-chose au coin de ses yeux. Comme si elles avaient disparu. Conor O’Brien est aujourd’hui un homme apaisé.
En concert le 24 novembre à Sion (Le Port Franc) et le 26 à Zurich (Papiersaal).