J. M. Coetzee, quand un Nobel plaide pour la cause animale
Le Prix Nobel de littérature sud-africain remet en selle Elizabeth Costello, cette vieille dame indigne au verbe haut, dans un conte moral savoureux sur notre rapport aux bêtes
Elle s’appelle Elizabeth Costello. Un sacré numéro. Une trublionne. Une résistante, à la langue bien pendue. Une petite soeur d’Alceste dans des atours voltairiens. Tout à la fois romancière, conférencière, diariste, nouvelliste et «secrétaire de l’invisible», cette sulfureuse Australienne chère à J. M. Coetzee n’a pas d’autre mission ici-bas que de faire brûler le torchon de nos confortables certitudes, semant la zizanie sur les plates-bandes du prêt-à-penser contemporain avant d’admonester vertement les têtes diplômées, qu’elle accuse d’être des fossoyeurs du savoir.
«Je suis écrivain, marchande de fictions. Je n’entretiens que des croyances provisoires: des croyances immuables seraient des obstacles sur ma route. Je change de croyances comme je change de vêtements ou de logement, selon mes besoins», confesse celle qui affirme avoir construit sa vie «sur l’ambivalence», avec ce commentaire: «Que serait l’art de la fiction s’il n’y avait aucun double sens?» Et d’enfoncer le clou de la provocation en prétendant par exemple que les romanciers africains «sont enfermés dans une pseudo-philosophie de la négritude». Ou que le massacre des animaux à travers la planète est comparable à la Shoah: «C’est un carnage dont l’échelle, l’horreur et la portée morale ne diffèrent en rien de l’Holocauste; et pourtant nous préférons ne pas le voir.»
MÈCHE FRIPONNE
Cette Elizabeth Costello est le double fictif et le porte-parole de Coetzee, insaisissable arlequin aux identités plurielles. Penchée par-dessus son épaule pour le rappeler à ses devoirs de dissidence mentale, elle fait de multiples apparitions au fil de son oeuvre, sous divers déguisements. La voici de retour, à l’automne de sa vie, dans L’abattoir de verre.
Sept séquences successives, autant de portraits où cette vieille dame indigne renoue avec son ironie dévastatrice. Et avec ce goût pour l’excentricité qui va ébahir ses proches le jour de son annitomiques versaire parce qu’elle a eu la malicieuse idée de se travestir en blonde pulpeuse, avec une mèche friponne lui tombant sur l’oeil, un look qu’elle s’est concocté pour qu’«on la regarde enfin, avant de disparaître dans la tombe». Tout en rappelant – comble de l’autodérision! – qu’«il y a un sujet sur lequel les vieux sont meilleurs que les jeunes, à savoir mourir».
Et lorsqu’elle rejoindra sa fille Helen à Nice pour un bref séjour, elles auront une longue conversation sur l’histoire. «Je suis en train de perdre la foi en elle, lui dit Elizabeth, en ce qu’elle est devenue aujourd’hui – la foi en son pouvoir d’établir la vérité. Clio, la muse qui chantait les faits et gestes des grands hommes, est devenue indécise et frivole, prisonnière d’une bande de voyous qui la torturent et la forcent à dire des choses qu’elle n’a jamais voulu dire.»
PETITES ÂMES
Autre scène: Elizabeth Costello vient de quitter son domicile australien pour s’installer à San Juan, un village castillan totalement isolé – et «plongé dans l’ignorance» – où, telle une bonne Samaritaine, elle nourrit une douzaine de chats errants ainsi qu’un vagabond qu’elle héberge afin que les services sociaux ne le séquestrent pas dans un asile. De quoi intriguer ses voisins, qui la prennent pour une folle. Surtout quand elle tient ce genre de propos: «A la lisière de l’être, il y a toutes ces petites âmes, âmes de chats, de souris, d’oiseaux, âmes des enfants qui ne sont pas nés, toutes rassemblées, suppliant qu’on les laisse naître, suppliant d’être incarnées. Moi, je veux les laisser venir, toutes.»
Mais il va bien falloir affronter l’inéluctable. Avec ce paradoxe: plus l’héroïne de Coetzee perd la tête au fil des années, plus elle semble proche de ce qu’elle appelle «la conscience animale», «certaine d’avoir un degré d’accessibilité aux secrets et à l’être intérieur de ces créatures». Une véritable fraternité, qui nous renvoie à notre propre animalité. Une empathie merveilleuse, qui ressemble à une sorte de voyance, à une éthique que l’auteur de Disgrâce – lui-même végétarien – partage dans bien de ses romans.
DESCARTES AU PILORI
Aussi Elizabeth Costello aurat-elle la plus extravagante des idées, faire construire un abattoir de verre afin de montrer au public ce qui s’y passe: «un carnage monstrueux, même si les gens ne tiennent pas à ce qu’on leur rappelle la façon dont la nourriture parvient dans leur assiette.» Et de fustiger Descartes, à l’époque où il se livrait à des expériences anal’envers. sur un malheureux lapin, «un martyr de la science».
Autre pique drôlissime, à propos de Heidegger, lorsqu’il se met à disserter savamment sur le non-être des tiques gorgées de sang, asservies à leur propre appétit. Ce même Heidegger qui, dans son lit avec son étudiante Hannah Arendt, ne se comportera pas autrement qu’une tique: quand sa jeune maîtresse réveille ses ardeurs et se «tourne vers lui, le touche, tout à coup le voilà de nouveau plein de sève, il n’en a jamais assez, son appétit pour elle est inextinguible».
L’abattoir de verre est l’un des livres les plus épurés du Prix Nobel de littérature 2003. Un conte moral audacieux, un réquisitoire où les humains sont souvent jugés à l’aune de leurs victimes animales. Avec la bénédiction de l’irréductible Elizabeth Costello, «trop vieille pour être sérieuse», et pourtant si convaincante.
«Je change de croyances comme je change de vêtements ou de logement, selon mes besoins»