Pourquoi les jeunes se détournent-ils des grandes entreprises?
«Qui veut travailler dans une grande entreprise internationale?» Quelques mains se lèvent timidement dans la salle. Pas plus d’un quart de mes étudiants semble intéressé. Il y a quelques années, la vaste majorité d’entre eux aurait imaginé son avenir professionnel dans une grande multinationale. Plus aujourd’hui. Pourquoi?
Pour la génération précédente, travailler dans une société internationale signifiait du prestige mais aussi des salaires plus élevés qu’ailleurs. Ce n’est plus toujours le cas. Les restructurations sont passées par là. A la rigueur les jeunes sont prêts à sacrifier quelques années dans le corporate life pour avoir quelques bonnes lignes sur leur CV, mais pas plus.
Il y avait surtout l’attrait de l’exotisme. Souvent, les grandes sociétés multinationales formaient les jeunes pour les envoyer rapidement à l’étranger car ils étaient libres d’attaches familiales. Pour ceux-ci, c’était une occasion unique de voyager et de connaître des cultures différentes. Aujourd’hui, l’idée de voyager n’est plus aussi attrayante. L’arrivée des compagnies aériennes à bas coût a permis aux jeunes de découvrir le monde par eux-mêmes. Voyager n’est plus une motivation, c’est même parfois un fardeau.
La plupart des grandes multinationales étaient américaines. Il y a quelques décennies, aller aux Etats-Unis c’était faire un saut de dix ans dans l’avenir. Les produits, les technologies et les habitudes de vie étaient en avance sur le reste du monde. Peut-être même vivait-on mieux qu’ailleurs. Aujourd’hui, la globalisation égalise les marchés et les produits sont lancés simultanément partout dans le monde. A travers les médias, les styles de vie eux aussi s’harmonisent.
L’absence des télécommunications modernes forçait une plus grande responsabilisation de ceux postés à l’étranger. Le manager au Japon qui avait un problème devait le résoudre par lui-même dans l’esprit et la stratégie de l’entreprise. En revanche, aujourd’hui, ce même manager enverra un e-mail à son supérieur pour demander une téléconférence. Ce faisant, il se décharge de ses responsabilités. La technologie pousse les compagnies à recentrer les décisions tout au sommet.
Comme il fallait faire confiance à des jeunes postés aux quatre coins du monde, ces grandes entreprises avaient développé une très forte culture d’entreprise. Les grandes multinationales étaient souvent aussi des grandes familles qui répondaient à des critères de comportement très stricts mais aussi très rassurants. Hewlett-Packard, Johnson & Johnson ou General Electric furent longtemps des exemples que tout le monde essayait d’imiter.
Aujourd’hui, la culture d’entreprise est parfois ressentie comme un cadre envahissant de la vie privée. Les processus qui sont indispensables pour gérer des grands groupes mondiaux sont perçus comme des entraves à l’innovation et à la liberté. L’efficacité à court terme fait souvent place à la bureaucratie. Les jeunes ont le sentiment d’étouffer ou de s’ennuyer dans de telles structures.
Le message des grandes entreprises ne passe plus. Les slogans sur la rentabilité actionnariale, l’esprit d’équipe, l’engagement des troupes ou l’avenir radieux dans un monde hyper-compétitif, tout cela sonne de plus en plus faux pour la nouvelle génération. Elle veut désormais des entreprises qui sont en ligne avec leurs valeurs personnelles: développement durable, responsabilité sociale, transparence et éthique.
Car cette nouvelle génération a le choix de son travail. Elle est la première qui commence sa vie avec un peu de capital qu’elle héritera de ses parents. Gagner de l’argent pour faire vivre sa famille est important mais pas à n’importe quel prix. Je suis frappé du nombre de jeunes étudiants qui refusent des postes autrement très attractifs dans des entreprises internationales simplement parce que la société ne correspond pas à leur système de valeurs.
Si les grandes entreprises n’attirent plus les jeunes talents, elles se scléroseront et disparaîtront. Selon McKinsey, 75% des entreprises de l’index S&P 500 auront disparu dans dix ans, peut-être aussi faute de jeunes compétences.