Le trouble jeu du docteur Schamasch
Responsable de la lutte antidopage aux J. O. jusqu’en 2012, officieux «médecin-chef du sport mondial» durant plus d’une décennie, Patrick Schamasch a ensuite mis son réseau et ses compétences au service du sport russe, dans un dangereux mélange des genres
«La valeur d’un homme tient dans sa capacité à donner, et non dans sa capacité à recevoir.» Parmi les milliers de citations, souvent apocryphes, d’Albert Einstein, voilà celle que Patrick Schamasch a choisie en guise de signature de ses courriels. Etrange choix, tant ce médecin français de 71 ans a beaucoup reçu, ces dernières années. Qu’at-il donné en échange, lui qui joue depuis trois décennies un rôle clé dans le monde sportif? De 1986 à 2012, il a «servi le mouvement olympique», comme on dit au Comité international olympique (CIO), notamment en tant que directeur médical et scientifique (1993-2012). Sa charge: lutter contre le dopage aux JO.
Trop belle aubaine
Et puis, il y a six ans, atteint par la limite d’âge, il a quitté ses fonctions. Il aurait pu revenir aux consultations de médecine générale dans sa clinique de Méribel (Savoie), mais l’aubaine était trop belle: avoir accumulé tant de contacts, tant d’influence, pour ne pas les faire fructifier? Au risque de mettre en jeu sa réputation, il a décidé de frayer, contre rémunération, avec l’un des pays les plus puissants du monde du sport, le plus sulfureux aussi: la Russie.
Patrick Schamasch, c’est d’abord un style inimitable qui détonne dans les congrès du CIO ou de l’Agence mondiale antidopage (AMA): lunettes fumées, complets à carreaux de gentleman-farmer, le tout assorti à l’occasion d’un chapeau melon ou d’un béret. Côté CV, c’est aussi du sur-mesure. Fils de bonne famille né à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), passé par l’Ecole alsacienne, à Paris, il est aujourd’hui un septuagénaire avenant, joueur de tennis et de golf. Ses bonnes histoires et son bilinguisme impeccable – l’héritage de son père britannique – lui ont permis de creuser son sillon dans l’olympisme.
«Un gars assez drôle, pittoresque, résume Christian Baumgartner, président de la Fédération allemande d’haltérophilie, habitué à le côtoyer au sein de la fédération internationale de ce sport (IWF). Il aime mettre en avant ses amitiés, raconter des anecdotes avec des gens importants. Il a beaucoup de réseaux. Il est souvent trop politiquement correct devant les gens de pouvoir, mais, s’il ne l’était pas, il ne serait pas resté si longtemps au CIO.»
L’homme est insaisissable. En transit permanent entre Paris, Méribel et Lausanne, tenu par ses obligations à l’IWF, dont il préside la commission antidopage, et à la Fédération internationale de golf (IGF), dont il est directeur médical, il est de toutes les réunions, de toutes les compétitions. Lorsque nous l’avons sollicité pour cet article, début septembre, il assistait à un tournoi de golf. A l’entendre, il ne pourrait se rendre disponible avant octobre. Nos questions, transmises par courriel, sont restées sans réponse.
Entregent et opportunisme
Maire adjoint de Méribel et médecin, Patrick Schamasch se voit confier le volet médical de la candidature d’Albertville à l’organisation des Jeux d’hiver de 1992. Dix ans plus tard, le voilà directeur médical et scientifique du CIO. Peu ou prou médecin en chef du sport mondial. Il le restera jusqu’à la fin de 2012, époque à laquelle il entame une troisième carrière lucrative.
«Je l’aime bien, et il a une force de travail impressionnante, indique un acteur de l’antidopage. Mais il mange à beaucoup de râteliers, et certains ne sont pas propres.» De fait, sa vie postCIO a de quoi intriguer. Elle ne se limite pas aux fédérations de golf et d’haltérophilie. De manière plus discrète, Patrick Schamasch a aussi oeuvré pour la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) et pour l’Agence russe de lutte contre le dopage (Rusada). Autant d’activités qu’il n’évoque pas dans ses interviews, y compris lors de son audition sous serment devant le Sénat, mais dont attestent des contrats, des courriels et des témoignages retrouvés par Le Monde.
Le «pacte de corruption»
Ainsi, l’homme chargé pendant vingt ans de rendre les JO crédibles s’est empressé, sitôt son mandat achevé, de conseiller les deux fédérations les plus controversées – haltérophilie et athlétisme –, ainsi que la Russie, qui menait le plus grand programme de dopage organisé depuis l’Allemagne de l’Est. A-t-il fait preuve de naïveté et cru qu’il pourrait changer leurs pratiques?
A l’époque, l’athlétisme, l’haltérophilie et le sport russe traversent de fortes turbulences. Depuis plusieurs années, un «pacte de corruption» a été noué entre l’IAAF et la Russie pour dissimuler des cas d’athlètes dopés. Il implique notamment deux hommes dont Patrick Schamasch est proche: le président sénégalais de l’IAAF, Lamine Diack, et celui de la Fédération russe d’athlétisme, Valentin Balakhnichev. Quant à l’haltérophilie, elle s’apprête à subir une déferlante de cas positifs: à la suite de contrôles rétroactifs sur les JO 2008 et 2012, des dizaines de médaillés olympiques, dont une forte proportion de Russes, sont débusqués.
«Il ne résout rien»
Patrick Schamasch a-t-il vendu des promesses de tout arranger à des fédérations dont l’image – peut-être le savait-il déjà – menaçait d’être écornée? C’est la thèse du docteur Grigory Rodchenkov, ex-directeur du laboratoire de Moscou. Les révélations de cet homme devenu lanceur d’alerte et réfugié aux Etats-Unis ont permis de lever le voile sur le dopage d’Etat en Russie. Dans une note écrite en janvier 2015 et saisie par la commission d’enquête mise sur pied par l’AMA, il écrit: «Le docteur Patrick Schamasch […] promet de résoudre tous les problèmes mais ne résout rien. […] Il est habile pour se jouer de [Valentin] Balakhnichev et promet de résoudre tous les problèmes avec le CIO, l’AMA et l’IAAF, alors qu’il a perdu sa position depuis longtemps.»
Dans un courrier aux allures de testament diffusé par la chaîne allemande ARD, Rodchenkov précise: «Le docteur Schamasch a promis à Mutko, Nagornykh et Zhelanova [respectivement à l’époque ministre des Sports, vice-ministre des Sports et conseillère antidopage du ministère] de faciliter la préparation des JO de Sotchi, de négocier avec le CIO et l’AMA et de gérer les relations avec l’IAAF après les JO de Londres.»
Grigory Rodchenkov est bien informé: un contrat a lié l’IAAF à Patrick Schamasch du 1er janvier 2013 au 31 août 2015, date de la fin du mandat du président Lamine Diack. Sous la seule autorité de ce dernier, et pour un montant de 5000 dollars (4284 euros) par mois, le médecin français est chargé, selon ce contrat dont Le Monde a eu connaissance, de «suivre les dossiers relatifs à la lutte contre le dopage», notamment en Ethiopie, au Kenya, au Maroc et en Russie. Problème: il n’existe aucune trace concrète de ce travail, censé lui avoir rapporté plus de 200000 euros, versés sur un compte à la banque UBS de Lausanne.
Les échanges de courriels entre Patrick Schamasch et Lamine Diack montrent que l’essentiel de son activité consistait à entretenir des liens avec les autorités de l’athlétisme russe, en coordination avec le fils du président de l’IAAF, Papa Massata Diack, aujourd’hui visé par un mandat d’arrêt international pour son rôle supposé dans le pacte de corruption.
La voix de la Russie
Au moment où il mettait de l’huile dans les rouages entre l’IAAF et la Russie, Patrick Schamasch était rémunéré en tant qu’expert par les autorités russes pour les conseiller sur le maintien de l’accréditation du laboratoire antidopage de Moscou. Cette assertion de M. Rodchenkov a été confirmée au Monde par deux sources proches de l’enquête sur la Russie. Le pays est alors sous la pression de l’AMA et doit absolument conserver cette accréditation, et donc la maîtrise des contrôles des JO de Sotchi (2014): c’est ainsi qu’il pourra truquer ceux des sportifs russes.
Le salaire et la durée de la mission de Patrick Schamasch ne sont pas connus et rien n’indique qu’il était au courant des pratiques réelles du laboratoire de Moscou. Mais le conflit d’intérêts entre ces différentes «casquettes» paraît évident. D’autant qu’en 2015 le nom du médecin français apparaît aussi sur la liste des personnes rétribuées par la fédération russe des… sports de glace, comme «analyste» pour l’équipe de patinage de vitesse.
A la lumière de ces activités, a-t-il pu diriger en toute neutralité le département antidopage de la Fédération internationale d’haltérophilie, où il s’est longtemps opposé aux suspensions collectives des pays concernés par de nombreux cas de dopage, dont la Russie? Une certitude: après cette période, de 2013 à 2015, durant laquelle ses bonnes relations avec les dirigeants russes l’ont enrichi, le Français assurait aux médias occidentaux que la lutte antidopage était désormais efficace en Russie. Comme si la valeur d’un homme tenait, aussi, dans «sa capacité à rendre».
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A-t-il vendu des promesses de tout arranger à des fédérations dont l’image menaçait d’être écornée?
Selon le contrat qui le liait à l’IAAF, il était chargé de «suivre les dossiers relatifs à la lutte contre le dopage», notamment en Ethiopie, au Kenya, au Maroc et en Russie. Problème: il n’existe aucune trace de ce travail