Le Temps

«AUX FRONTIÈRES DU RÉEL AVEC JULIO CORTÁZAR»

- PAR THOMAS SANDOZ

«Qu’est-ce que c’est?» demanda le douanier en soupesant une intégrale des nouvelles de Julio Cortázar dont j’avais fait l’acquisitio­n peu avant de monter dans le train de nuit. Répondre «un livre» était le meilleur moyen d’observer le lever du jour depuis le quai de la gare frontière.

Visiblemen­t déconcerté, le douanier examina le pavé couleur beige. Mille trente-six pages imprimées serré, préface de Mario Vargas Llosa, un kilo trois cent quarante grammes, un auteur au nom rare, Cortázar. Il en oublia un instant mes cheveux trop longs et mon blouson chiffonné.

Cela faisait un rien bohème, mais quand j’avais trouvé ce volume dans une chaîne de magasins où il était alors chic de s’approvisio­nner en culture, je n’avais pas hésité une seconde. J’avais changé les chèques planqués dans mes chaussette­s pour réunir les 275,50 francs que coûtait ce bijou de papier. Le reste de mon séjour parisien allait s’en ressentir, tant pis.

J’avais découvert par hasard cet auteur argentin prolifique, qui plus est non par ses nouvelles et romans, mais grâce à un objet littéraire intrigant intitulé Les autonautes de la cosmoroute. L’exemplaire était classé non loin du rayon des écrivains suisses où je picorais volontiers les mots de ceux qui, plus tard, deviendrai­ent des collègues, souvent des amis.

Cosigné avec Carol Dunlop, Les autonautes de la cosmoroute est un journal de bord protéiform­e qui retrace un voyage en camping-car de Paris à Marseille. Typique de la fantaisie de Cortázar, le trajet répond à un protocole qui, se jouant du règlement de la Société des autoroutes, consiste à le tirer en longueur en faisant halte sur toutes les aires de stationnem­ent. Un pied de nez au destin – les jours de leur bonheur commun sont comptés, ils le savent.

Sur le moment, ce patchwork de dessins, photos, listes de commission­s, observatio­ns faussement érudites de poubelles et fragments poétiques m’avait amusé, sans plus. Mais comme un médicament à effet retard, il allait subreptice­ment déployer sa puissance. Un jour, d’ailleurs, pensant aux portraits de Julio penché sur sa machine à écrire dans des décors saugrenus, je partirais à l’aventure, direction Venise, un carton débordant de romans dans le coffre, quelques vêtements, un sac de couchage et plusieurs carnets à spirale à remplir. Imitation ratée – je roulais en Suzuki Samurai, n’écrivis rien de durable, et n’avais pas de Carol pour me donner la réplique.

Clin d’oeil de l’histoire, la première nouvelle de Cortázar que j’avais lue, tirée du recueil Heures indues, avait pour titre Fin d’étape. J’étais aussitôt devenu juliophile et cortazaman­iaque. Difficile de décrocher. Rares sont les auteurs qui happent avec une telle aisance le lecteur pour le projeter dans un monde fictionnel, souvent avec lui aux frontières du réel par son art consommé de l’allégorie. Chez Cortázar, la première phrase suffit pour créer une atmosphère tour à tour nostalgiqu­e, clinique, intimiste, insolite. S’ensuit une inventivit­é folle où ambiances singulière­s et néologisme­s sont toujours servis par une langue d’une rigueur absolue. Au bout du compte, une oeuvre atemporell­e qui explore tous les registres littéraire­s.

De Cortázar, j’avais absorbé le maximum – ses nouvelles, bien sûr, mais également ses romans de facture plus classique – comme Les gagnants – ou plus expériment­aux – comme Marelle, dont les chapitres peuvent être suivis selon deux ordres. Tout ne me parlait pas, mais j’étais dans une démarche fervente. En faisait partie l’écoute, sans en comprendre un mot, d’entretiens radiophoni­ques, juste pour m’imprégner de sa prosodie. Dans le même temps, j’essayais de situer les combats politiques de l’auteur, pro-sandiniste. J’avais même trouvé chez lui l’épitaphe idéale: «Peu m’importe ce que deviennent les gloires ou les neiges, je veux savoir où se rejoignent, après la mort, les hirondelle­s.»

Cortázar m’accompagne­rait désormais. Et si mes travaux à venir n’auraient rien de commun avec les siens ni dans le genre ni dans la forme, pas même dans le lexique, je resterais, il ne pourrait en être autrement, marqué en profondeur. N’est-ce pas le propre d’un maître à écrire?

«Qu’est-ce que c’est?» répéta le douanier avec une pointe d’agacement. Impossible de résumer sans défigurer. Est-ce que je lui montrerais simplement la page 781? «Il doit y avoir quelque part une poubelle où s’amoncellen­t des explicatio­ns. Une seule chose inquiète dans un aussi juste panorama: ce qui arrivera le jour où quelqu’un pourra expliquer aussi la poubelle.»

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