Le livre-meuble
Il y a quelque temps est paru chez Laffont Le bouquin des aphorismes. Un livre savant, plaisant et fort utile, signé Philippe Moret, auteur d’une thèse sur l’aphorisme. Pour la chroniqueuse en quête d’inspiration, de sagesse, d’humour, c’est une véritable mine d’or – et pas seulement pour elle, car nombre de lecteurs en tireront profit.
Voilà donc notre auteure de chroniques qui met ses lunettes, s’arme de sa plume et s’enfonce dans cette monumentale mine de papier tapissée d’aphorismes. Au détour d’une galerie, entre deux piliers d’encre, on la voit soudain se réjouir: elle vient de tomber sur un gisement tout entier consacré à la littérature!
Presque immédiatement, elle trouve la jolie pépite que voici: «Il y a bien des personnes qui aiment les livres comme des meubles, plus pour parer et embellir leurs maisons que pour orner et enrichir leur esprit», un aphorisme dont l’auteur est l’abbé d’Ailly, un moraliste français du XVIIe siècle.
On voit bien, à le lire, que l’homme ne date pas du XXIe siècle, cette ère d’écrans et de micro-appartements. A l’époque de l’abbé d’Ailly, se dit la chroniqueuse, on était bien heureux d’avoir quantité de livres à la fois pour frimer et contre les frimas. Rien de tel qu’un mur recouvert de livres pour se protéger des froidures de l’hiver. Et puis, si la bise persistait au-delà du raisonnable, on pouvait toujours brûler ses ouvrages en douce pour se réchauffer.
Aujourd’hui, regrette notre mineuse de fond, le chauffage central a rendu moins nécessaires les vastes bibliothèques. A quoi s’ajoute le fait que nos appartements de plus en plus petits sont moins propices à la prolifération des rayonnages. Mais que l’abbé se rassure, son aphorisme est longtemps demeuré d’une brûlante actualité: le sieur d’Ailly aurait jubilé en contemplant les reliures au kilomètre et en faux cuir qui ornaient les salles de billard, de lecture et autres fumoirs distingués des années 1960 et 1970.
Aujourd’hui au XXIe, à l’heure du zen généralisé, le temps du livre-meuble semble bel et bien révolu, soupire la chroniqueuse. Tout au plus trouve-t-on dans un intérieur contemporain comme il faut, négligemment posé sur une table basse, La magie du rangement de Marie Kondo, livre dont il ne faudra pas oublier de se débarrasser une fois le processus d’allègement terminé pour jouir pleinement du minimalisme de son micro-espace.
Et le temps de la frime, alors? Est-il passé lui aussi? Peut-être, après tout. Essayez donc de faire le malin en société avec votre application de lecture ou votre liseuse, alors qu’on ne peut même plus se pencher sur votre épaule pour voir ce que vous êtes en train de lire dans le métro!
Est-ce à dire que le livre aujourd’hui, débarrassé de sa vocation de meuble, a tout loisir de se consacrer, enfin et exclusivement, à l’embellissement de notre esprit? Voilà qui semble bien optimiste, se dit la chroniqueuse, ruminant la phrase de Francisco de Rojas, un moraliste espagnol: «De ce qu’une chose n’est pas noire, il ne faut pas en conclure qu’elle est blanche.»