Le Temps

DE LA FIN DU MONDE À CELLE DU ROMAN

- PAR ÉLISABETH JOBIN

Sophie Divry poursuit son exploratio­n du genre romanesque avec un nouveau récit dystopique où, non sans poésie, elle convoque différente­s formes de solitudes et de narrations

Pour Joseph Kamal, le monde n’en finit pas de s’éteindre. Et lorsqu’il se rallume, c’est toujours pour lui révéler une autre forme de solitude involontai­re, dans laquelle le jeune homme se fond, moyennant une bonne dose d’instinct de survie. Autant dire que le nouveau livre de Sophie Divry, Trois fois la fin du monde, par ses revirement­s vertigineu­x, est à l’image de l’oeuvre de la Française: en effet, ses ouvrages ne laissent pas de surprendre par des changement­s de registres et de décors, comme pour mieux explorer les potentiali­tés du roman.

DE LA PRISON AU CAUSSE

Car il y a des précédents. L’auteure s’était fait connaître par La condition pavillonna­ire, en 2014, où elle revisitait sur un mode contempora­in l’ennui bovarien des banlieues françaises. Un an plus tard, Quand le diable sortit de la salle de bain épatait en emberlific­otant de multiples jeux narratifs pour raconter la précarité des artistes en France. En fil rouge des livres de Divry surgit ainsi l’engagement d’une écrivaine qui déconstrui­t, en même temps et en miroir, les systèmes sociétaux et romanesque­s, qui sont autant d’entraves pour qui est en quête de chemins alternatif­s. Son der- nier livre illustre cette ambition de renouveau avec efficacité.

Trois fois la fin du monde s’inscrit en effet dans la lignée des exploratio­ns livresques, voire expériment­ales, de Sophie Divry, en s’ouvrant cette fois-ci sur l’univers carcéral. Joseph, 22 ans, intègre une prison à la suite d’un braquage perpétré avec son frère Tonio, tué lors de l’opération. «J’en avais marre d’être rangé, d’avoir ma petite place au soleil en me soumettant à cette société qui nous dompte. Je n’ai pas pu dire non», s’explique intérieure­ment Joseph avec ce vocabulair­e franc et oral qui accompagne tout le livre. Le voici donc qui entame «sa métamorpho­se en une chose brute qui serre les dents», se pliant aux contrainte­s d’un isolement forcé.

Celui-ci est interrompu par la «Catastroph­e»: des radiations d’un nouveau genre coupent soudain l’Europe, la France et le roman en deux. Ce dernier bascule sans plus de formalité dans la dystopie. Joseph, l’un des rares immunisés, parvient à s’échapper de la prison et adopte peu à peu un mode de vie fait d’errements, de pillages et de solitude. Il refait son existence dans la «Zone interdite», ce territoire sinistré où presque rien, sinon la végétation et quelques animaux, n’a survécu au drame. Or cette peur d’être repéré et de nouveau soumis à l’ordre des hommes l’accompagne toujours. «Toute sa vie, il avait été éduqué, habillé, noté, discipliné, employé, insulté, encavé, battu — par les autres», rappelle, lapidaire, cette voix qui commente désormais le parcours de Joseph. Celui-ci opte donc une nouvelle fois pour la solitude, par voeu de liberté.

ABOLIR LA PEUR

Ainsi trouve-t-il refuge dans une vieille ferme où, très vite, il introduit des rituels: il exploite la terre, restreint les mouvements des animaux qu’il parvient à adopter, ne pouvant plus se passer de leur affection. Comme si, en l’absence de ses gardiens, Joseph se chargeait de recréer lui-même un système à peine plus souple que celui qu’il vient de fuir. «Combien de siècles sans crimes faudra-t-il pour que s’abolisse la peur de l’homme?» interroge cette voix qui contemple avec une empathie touchante le petit monde obsessionn­el que se construit Joseph à l’abri du contrôle de ses semblables. Peut-être autant de temps qu’il en faudra aux écrivains pour ne plus avoir peur de réinventer le roman, comme le fait si élégamment Sophie Divry, aurait-on envie de répondre.

«Dans le domaine, il y a des mesures. C’est le pas de l’homme, la roue du vélo. Les mesures conduisent aux limites. Ce ne sont pas des frontières nettes, seule la peur signale quand elles sont franchies»

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Genre | Roman Auteur | Sophie Divry Titre | Trois fois la fin du monde Editeur | Notabilia (Noir sur Blanc) Pages | 240

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