DE LA FIN DU MONDE À CELLE DU ROMAN
Sophie Divry poursuit son exploration du genre romanesque avec un nouveau récit dystopique où, non sans poésie, elle convoque différentes formes de solitudes et de narrations
Pour Joseph Kamal, le monde n’en finit pas de s’éteindre. Et lorsqu’il se rallume, c’est toujours pour lui révéler une autre forme de solitude involontaire, dans laquelle le jeune homme se fond, moyennant une bonne dose d’instinct de survie. Autant dire que le nouveau livre de Sophie Divry, Trois fois la fin du monde, par ses revirements vertigineux, est à l’image de l’oeuvre de la Française: en effet, ses ouvrages ne laissent pas de surprendre par des changements de registres et de décors, comme pour mieux explorer les potentialités du roman.
DE LA PRISON AU CAUSSE
Car il y a des précédents. L’auteure s’était fait connaître par La condition pavillonnaire, en 2014, où elle revisitait sur un mode contemporain l’ennui bovarien des banlieues françaises. Un an plus tard, Quand le diable sortit de la salle de bain épatait en emberlificotant de multiples jeux narratifs pour raconter la précarité des artistes en France. En fil rouge des livres de Divry surgit ainsi l’engagement d’une écrivaine qui déconstruit, en même temps et en miroir, les systèmes sociétaux et romanesques, qui sont autant d’entraves pour qui est en quête de chemins alternatifs. Son der- nier livre illustre cette ambition de renouveau avec efficacité.
Trois fois la fin du monde s’inscrit en effet dans la lignée des explorations livresques, voire expérimentales, de Sophie Divry, en s’ouvrant cette fois-ci sur l’univers carcéral. Joseph, 22 ans, intègre une prison à la suite d’un braquage perpétré avec son frère Tonio, tué lors de l’opération. «J’en avais marre d’être rangé, d’avoir ma petite place au soleil en me soumettant à cette société qui nous dompte. Je n’ai pas pu dire non», s’explique intérieurement Joseph avec ce vocabulaire franc et oral qui accompagne tout le livre. Le voici donc qui entame «sa métamorphose en une chose brute qui serre les dents», se pliant aux contraintes d’un isolement forcé.
Celui-ci est interrompu par la «Catastrophe»: des radiations d’un nouveau genre coupent soudain l’Europe, la France et le roman en deux. Ce dernier bascule sans plus de formalité dans la dystopie. Joseph, l’un des rares immunisés, parvient à s’échapper de la prison et adopte peu à peu un mode de vie fait d’errements, de pillages et de solitude. Il refait son existence dans la «Zone interdite», ce territoire sinistré où presque rien, sinon la végétation et quelques animaux, n’a survécu au drame. Or cette peur d’être repéré et de nouveau soumis à l’ordre des hommes l’accompagne toujours. «Toute sa vie, il avait été éduqué, habillé, noté, discipliné, employé, insulté, encavé, battu — par les autres», rappelle, lapidaire, cette voix qui commente désormais le parcours de Joseph. Celui-ci opte donc une nouvelle fois pour la solitude, par voeu de liberté.
ABOLIR LA PEUR
Ainsi trouve-t-il refuge dans une vieille ferme où, très vite, il introduit des rituels: il exploite la terre, restreint les mouvements des animaux qu’il parvient à adopter, ne pouvant plus se passer de leur affection. Comme si, en l’absence de ses gardiens, Joseph se chargeait de recréer lui-même un système à peine plus souple que celui qu’il vient de fuir. «Combien de siècles sans crimes faudra-t-il pour que s’abolisse la peur de l’homme?» interroge cette voix qui contemple avec une empathie touchante le petit monde obsessionnel que se construit Joseph à l’abri du contrôle de ses semblables. Peut-être autant de temps qu’il en faudra aux écrivains pour ne plus avoir peur de réinventer le roman, comme le fait si élégamment Sophie Divry, aurait-on envie de répondre.
«Dans le domaine, il y a des mesures. C’est le pas de l’homme, la roue du vélo. Les mesures conduisent aux limites. Ce ne sont pas des frontières nettes, seule la peur signale quand elles sont franchies»