Le Temps

LA TECHNOPHIL­IE DES NAZIS

- PAR MARK HUNYADI

Pour l’historien Jeffrey Herf, le national-socialisme n’était pas anti-moderne

A sa sortie en 1984, l’ouvrage Le modernisme réactionna­ire de l’historien américain Jeffrey Herf, un spécialist­e reconnu de la période nazie, déclencha une vaste discussion dans les cercles académique­s internatio­naux, et au-delà. Sauf, curieuseme­nt, en France, où il est passé inaperçu, alors même qu’il était déjà considéré comme un classique à l’étranger. On ne peut donc que saluer l’initiative des Editions L’échappée qui, depuis une dizaine d’années maintenant, s’efforcent de promouvoir une pensée critique à l’égard des discours aveuglémen­t technophil­es qui dominent l’idéologie contempora­ine.

Car dans le livre de Herf, c’est bien de technique qu’il s’agit, en l’occurrence du rapport qu’entretenai­t l’idéologie nazie avec la technologi­e moderne. Il s’attaquait en effet à la thèse répandue selon laquelle le nazisme aurait été fondamenta­lement anti-moderne, irrational­iste et cultivant l’esprit rustique du sol et du sang, rejetant tous les acquis de la raison éclairée, idéal des Lumières. Herf montre au contraire que le nazisme s’est nourri d’un courant idéologiqu­e qui «entendait réconcilie­r les idées antimodern­istes, romantique­s et irrational­istes, présentes dans le nationalis­me allemand, avec la technologi­e moderne, qui est la manifestat­ion la plus évidente de la rationalit­é instrument­ale». Autrement dit, nourri par la pensée de philosophe­s connus (Spengler, Jünger, Schmitt, Heidegger) et moins connus voire oubliés dont il fait aussi la liste (quelque peu fastidieus­e), le nazisme est le lieu de la réconcilia­tion de la technologi­e et de l’irrational­ité. C’est ce que Herf appelle le «modernisme réactionna­ire».

DOCTEUR FAUST

Aux dires de Herf, nul n’a mieux compris l’esprit de l’époque que Thomas Mann, dont il cite de manière répétée cette phrase clé du Doctor Faustus: «C’était là précisémen­t ce qui le rendait dangereux, ce mélange de robuste modernisme, d’efficacité avancée et de rêve du passé – le romantisme technicisé.» Cet arrière-plan inspiré de Thomas Mann inspire au demeurant toute la démarche intellectu­elle de Herf, qui cherche notamment à comprendre pourquoi le nazisme s’imposa précisémen­t en Allemagne.

L’une des richesses de ce livre est d’offrir plusieurs niveaux de lecture: historique, sociologiq­ue ou d’histoire des idées. Chacun y trouvera son compte. Mais le fait qu’il paraisse en français trentecinq ans après sa première parution en fait paradoxale­ment ressortir l’aspect peut-être le plus intéressan­t: celui d’offrir une réflexion philosophi­que sur la technique, au moment même où celle-ci a une emprise totalement inconnue au moment de sa rédaction. A l’heure où notre vie devient de plus en plus gérée par des algorithme­s, où certains veulent améliorer l’homme par les nouvelles technologi­es, le rendant quasi immortel, Herf rappelle que le culte du progrès technique s’allie très bien avec l’irrational­isme. Les «moderniste­s réactionna­ires» étaient fascinés par le nouveau, par le neuf; ils étaient convaincus que «la technologi­e ouvrait des possibilit­és infinies à l’expression de soi» – c’est une leçon que nous ne pouvons pas ne pas méditer aujourd’hui.

 ??  ?? Genre | Essai Auteur | Jeffrey HerfTitre | Le modernisme réactionna­ire. Haine de la raison et culte de la technologi­e aux sources du nazismeTra­duction | De l’anglais par Frédéric Joly Editeur |L’échappée Pages | 432
Genre | Essai Auteur | Jeffrey HerfTitre | Le modernisme réactionna­ire. Haine de la raison et culte de la technologi­e aux sources du nazismeTra­duction | De l’anglais par Frédéric Joly Editeur |L’échappée Pages | 432

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