Louis Agassiz et l’esclavage (suite et fin)
Dans son édition du 12 septembre dernier, Le Temps revenait sur l’attitude de Louis Agassiz face à l’esclavage et relatait que «la formulation retenue dans le dictionnaire» historique de la Suisse (DHS) serait «un compromis» entre les auteurs Hans Barth et Hans Fässler. Il s’agit d’un malentendu. Les deux auteurs sont en effet du même avis sur cette question. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on pouvait lire dans Le Temps, le DHS ne prétend nullement qu’Agassiz fut un adversaire de l’esclavage, mais seulement qu’il «se considérait, dans ses rares écrits personnels, comme un opposant à l’esclavage».
Le premier document privé (publié partiellement en 1885, douze ans après sa mort) dans lequel Agassiz s’exprime contre l’esclavage date de 1863 (lettre à Howe), date à laquelle le gouvernement américain avait déjà décidé d’abolir l’esclavage. Entre 1846 et 1863, nous n’avons que les théories et activités de Louis Agassiz pour juger son attitude envers l’esclavage: une lettre à sa mère (1846) dans laquelle Agassiz va jusqu’à mettre en doute l’appartenance des Noirs à l’espèce humaine et où il exprime un dégoût profond envers les Noirs; ses visites des plantations du goulag esclavagiste où il étudie les esclaves; le fait de photographier nu(e) s ces esclaves (1850) et l’utilisation de ces images pour démontrer l’infériorité des Noirs (1850); la défense du polygénisme qui veut que Blancs et Noirs aient été créés séparément par Dieu (1850, 1854, 1859); sa thèse de l’infériorité définitive des Noirs et sa demande de les traiter en conséquence (1850), mais sans préciser comment; ses soutiens très remarqués pour ses amis défenseurs de l’esclavage (1854, 1857); enfin Agassiz innocente les esclavagistes abuseurs sexuels de leurs esclaves femmes et accuse, au contraire, les esclaves femmes de débaucher leurs «maîtres» (1863). La seule prise de position publique (!) d’Agassiz contre l’esclavage date de 1867. Elle a été publiée deux ans après l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis (1865) et est contenue dans un livre écrit par sa femme dont il n’est que le coauteur scientifique.
Après tout cela, il serait facile de dire qu’Agassiz a été un partisan de l’esclavage. La vérité est plus complexe. Agassiz voyait la nature organisée en «provinces zoologiques» et Dieu avait créé chaque «race» humaine dans sa province propre, les Noirs en Afrique, les Blancs dans des zones tempérées. Le pire, aux yeux d’Agassiz, était le mélange des races. C’était jouer le créateur d’une nouvelle espèce, un mépris de la conservation naturelle des espèces et de la volonté de Dieu. Aussi longtemps que les Noirs vivaient aux Etats-Unis, donc hors de leur province naturelle africaine, l’esclavage avait ceci de bon qu’il tenait Blancs et Noirs à distance, dans un rapport de soumission interdisant le mélange (avec un succès tout relatif, hélas). Une fois l’abolition de l’esclavage décidée, Agassiz intervenait massivement, pour ne pas dire hystériquement, auprès du gouvernement en faveur d’une stricte séparation géographique des races: les Noirs dans le Sud, les Blancs dans le Nord.
Appeler Agassiz un adversaire de l’esclavage est une insulte aux nombreuses personnes qui, à l’époque d’Agassiz, ont élevé leur voix contre l’esclavage, ont créé des organisations abolitionnistes, ont publié textes et pétitions contre l’esclavage, ont sorti des esclaves clandestinement vers la liberté… pendant que Louis Agassiz gardait le silence et profitait de l’accueil chaleureux qui lui fut réservé par les esclavagistes et racistes.