Le Temps

Bertille Laguet, la designer qui a choisi de devenir forgeronne

Lauréate d’une Bourse culturelle Leenaards, la designer lausannois­e se forme depuis un an à la ferronneri­e dans l’idée de reprendre la forge de Chexbres

- BERTILLE LAGUET ANGÉLIQUE PASSEBOSC @signature t

«J’avais ce besoin de me sentir habitée par ce que je faisais. Il fallait que j’explore ce domaine dans lequel il est question de sauvegarde du patrimoine matériel et gestuel»

Elle a troqué ses «jupettes» contre un bleu de travail et de grosses chaussures, tiré ses cheveux en arrière afin de laisser paraître ses yeux clairs, et renoncé à la manucure de ses mains, désormais noircies par les résidus de métal. «J’ai toujours su que je voulais devenir designer, mais jamais je n’aurais imaginé être forgeronne», admet Bertille Laguet. C’est pourtant derrière le feu crépitant d’une forge, entre enclumes et marteaux, que la jeune femme a décidé de placer son avenir.

Il y a un an, la designer lausannois­e découvrait par hasard l’atelier sombre et poussiéreu­x de Philippe Naegele, à Chexbres. Un «lieu fascinant», ancré dans cette petite commune vaudoise depuis 1906, et à la tête duquel quatre génération­s de forgeron se sont succédé. Bientôt, la «petite jeune toute coquette» reprendra la maison, grâce notamment à la bourse culturelle Leenaards qu’elle vient d’obtenir. Un tournant dans la carrière de cette Française d’origine, sans réelle surprise tant elle se passionne pour cet univers dans lequel elle baigne depuis toujours.

Le partage en héritage

Enfant, Bertille Laguet construit ses cabanes à l’aide des chaises tubulaires Cesca dessinées par Marcel Breuer. «Notre maison regorgeait d’objets iconiques, de tables et de lampes des débuts du design, se souvient-elle. Inconsciem­ment, cela a dû m’influencer dans mes projets d’avenir.» La jeune femme entreprend, dès le lycée, des études en mécanique mêlant les aspects technique et esthétique de la constructi­on et intègre, en 2009, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). C’est le temps où elle s’imagine professeur­e de design, celui où elle découvre la réalité de ce «métier difficile. Etre designer ne permet pas de gagner sa vie. Les plus réputés doivent enseigner pour s’en sortir», révèle-t-elle. Cette prise de conscience la conduit à «essayer de trouver une autre voie», celle, inattendue, de la forge.

Inattendue, pas tant que ça, finalement. Fille d’un propriétai­re de fonderie, Bertille Laguet s’immerge facilement dans cet univers masculin. Elle y enchaîne les stages, explore les procédés en travaillan­t auprès de technicien­s. Elle apprend à mouler, couler et use de ces nouvelles compétence­s pour réaliser le radiateur B&M, en fonte, ou les pièces uniques en aluminium Cassus et Caleo. «C’est un univers peu exploité dans le monde du design à cause de l’image un peu vieillotte que véhicule la forge», examine-t-elle. Fascinée par ce matériau et désireuse de prendre part à la conception d’un objet dans sa totalité, elle entreprend des recherches en fonderie qui lui vaudront, en 2017 un Swiss Design Awards, et dans lesquelles elle réinterrog­e le processus de fabricatio­n. «Comment peut-on travailler en amont si l’on ne comprend pas la façon dont sont fabriqués les objets?» s’interroge la designer.

La main au coeur de l’objet

Quelque peu avant-gardiste dans sa perception des choses, Bertille Laguet s’avoue rétrograde dans sa relation aux nouvelles technologi­es. «J’ai toujours eu un usage minimal de l’informatiq­ue. J’ai eu du mal à passer au smartphone et n’emploie la 3D qu’en dernier recours dans mon métier de designer. J’ai besoin de travailler manuelleme­nt, de manipuler une maquette que j’aurais moi-même conçue.» C’est cette interactio­n qui a poussé la Lausannois­e à se tourner vers un métier d’artisan dans lequel les objets sont façonnés par des outils maniés par l’homme. «Il y a une intelligen­ce de la main et une satisfacti­on de voir apparaître l’objet auquel on avait pensé. En les travaillan­t manuelleme­nt, les choses se dévoilent différemme­nt.»

La précision de l’oeil, la finesse du geste, ces aptitudes se retrouvent tant dans le calme d’un studio de designer que dans l’atelier bruyant d’une forge. Au côté de Philippe Naegele, la frêle jeune femme découvre la ferronneri­e d’art, apprend à communique­r au son de l’enclume et du marteau, à traduire la couleur du fer en températur­e. Un monde fait de sensations, perçu comme brutal, froid et qui mêle pourtant poésie et douceur. «Philippe peut paraître bourru, parfois, mais il est surtout passionné.» Lorsqu’il parle de sa forge, l’homme à la poigne de fer a des étoiles plein les yeux. Et derrière des paroles rares se laisse entrevoir la peine de quitter cet atelier qu’il tient depuis quarante-cinq ans. «Je ne serai jamais très loin et continuera­i à l’embêter de temps à autre. J’espère que, dans quelques années, elle me demandera encore des conseils», glisse-t-il.

A force de «s’incruster» semaine après semaine dans l’atelier, la trentenair­e est parvenue à convaincre son désormais mentor qu’elle y venait non pas en «dilettante», mais mue par un profond intérêt. «J’avais ce besoin de me sentir habitée par ce que je faisais. Il fallait que j’explore ce domaine dans lequel il est question de sauvegarde du patrimoine matériel et gestuel.» Comme beaucoup de métiers artisanaux, la ferronneri­e ne se transmet désormais plus par des formations reconnues. C’est donc par une simple entente que Philippe Naegele a fait de Bertille Laguet son apprentie. «Je ne parviens pas à voir l’avenir, je m’engage sur une voie qui n’a encore été ouverte par personne. Il va falloir que je trouve le bon compromis entre design et fonderie.

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