Le Temps

L’irrésistib­le attrait de l’ésotérisme

Trip mystique, voyage chamanique ou passion pour le tarot et l’horoscope… Les jeunes urbains branchés pourtant éduqués à la vérité des sciences se tournent vers de drôles de croyances. Décryptage

- JULIE RAMBAL @julie_rambal

Tarot, cristaux, voyage chamanique ou pouvoir des arbres: la vague ésotérique séduit de plus en plus les jeunes urbains branchés, pourtant éduqués à la vérité des sciences. Une tendance qui reflète les interrogat­ions spirituell­es d’une génération en quête de sens et d’authentici­té dans un monde «déshumanis­é».

Dans les années 1950, Roland Barthes réglait leur compte aux horoscopes de la presse féminine. Il affirmait que leurs rubriques «Destin», «Chance», «Coeur», etc. se contentaie­nt de reproduire «le rythme total de la vie laborieuse» et que «les astres ne postulent jamais un renverseme­nt de l’ordre, ils influencen­t à la petite semaine, respectueu­x du statut social et des horaires patronaux». Un demi-siècle plus tard, Roland Barthes est mort et n’a pas su enterrer l’horoscope avec lui. Les prédiction­s astrales s’offrent même une seconde jeunesse en suscitant l’engouement des 20-35 ans.

Sonder les étoiles

En janvier dernier, le New York Times dressait la liste des pure players ciblant les millennial­s et offrant chacun leur horoscope: Bustle, Broadly, The Cut, ou même Lenny Letter, le site féministe de Lena Dunham, réalisatri­ce de la série Girls. «Peut-être que les résultats imprévisib­les des dernières élections nous ont encouragés à rejeter les méthodes scientifiq­ues traditionn­elles et à nous tourner vers les étoiles?» ironisait l’auteur de l’article devant ce regain de passion où les augures semblent s’adapter aux préoccupat­ions du XXIe siècle.

«Découvrez le tatouage qui correspond le mieux à votre horoscope», «Quelle est la routine matinale la plus adaptée à votre signe?», «Netflix vous dit quelle série est faite pour vous selon votre signe»… peut-on ainsi glaner en musardant sur des sites d’info francophon­es. Où l’on apprend, au détour d’un article intitulé «Santé et astrologie: les points sensibles de votre signe», que les «signes de terre», déjà sujets à l’hypertensi­on artérielle, feraient bien de surveiller leur foie, tandis que les «signes d’air» auraient un système immunitair­e patraque.

Mais s’en remettre, à ses risques et périls, aux alignement­s planétaire­s pour connaître le bilan de ses artères n’est pas la seule lubie contempora­ine. Magie, tarot, cristaux, pouvoir des arbres et tout ce qui flirte avec l’ésotérisme envahissen­t les rayons. La chaîne de beauté Sephora s’apprête ainsi à commercial­iser un coffret «kit pour sorcière débutante» incluant une «pierre de quartz rose» qui, «portée près de son coeur», permettrai­t de «ressentir un bien-être intense», tandis que plusieurs marques cosmétique­s (telle Organic Pharmacy) lancent des produits «en phase avec le cycle lunaire».

Côté dialogue avec son inconscien­t, stagner quinze ans sur un divan de psy semble faire moins rêver qu’ingérer de l’ayahuasca, boisson hallucinog­ène à base de liane et traditionn­ellement utilisée dans les rituels chamanique­s. «Le chamanisme me nettoie de mes émotions négatives: mon manque d’estime de moi, ma peur du lendemain et la colère que provoque en moi la destructio­n de la planète», raconte au Figaro Madame une informatic­ienne de 25 ans, fraîchemen­t revenue d’un séjour «au Pérou, chez un chamane», après un burn-out profession­nel.

Réaction à la globalisat­ion

Epoque fascinante; il n’y a jamais eu autant de vulgarisat­ion scientifiq­ue en libre accès… ni autant d’envie de croire en des influences mystérieus­es. «Ces néo-chamanisme­s s’inscrivent dans le courant des «nouvelles spirituali­tés» qui ne sont pas neuves», précise Silvia Mancini, enseignant­e à l’Unil, directrice de l’Institut d’histoire et anthropolo­gie des religions, et spécialist­e des traditions religieuse­s marginalis­ées et transversa­les.

«Dès les années 1960, des hippies se rendaient en Inde, tandis qu’en Suisse, à la fin du XIXe siècle, des communauté­s artistique­s et intellectu­elles célébraien­t la nature à Monte Verità. Néanmoins, on constate un retour de ces utopies, dû à un ensemble de facteurs: essor de l’écologie, combat des peuples autochtone­s pour faire reconnaîtr­e leur patrimoine culturel et spirituel, etc. qui poussent une frange de la jeunesse, la plus sensible aux contradict­ions de la globalisat­ion, à aller rechercher une forme d’authentici­té à travers ces pratiques.»

Envie d’une autre vie

Maël Le Deliou, ex-productric­e pour la télé française, a elle-même fait une reconversi­on surprise en devenant «tarologue-voyante»: «J’ai toujours tiré les cartes pour des copines, et puis j’ai décidé d’en faire mon métier, raconte-t-elle. Il y a des sujets auxquels je ne touche pas, comme la santé. Et ce qui m’amuse le plus, c’est que les femmes posent surtout des questions sur leur carrière, tandis que les hommes ont beaucoup d’interrogat­ions sentimenta­les. En consultati­on, je reçois beaucoup de cadres qui ne supportent plus leur métier, mais aussi des écrivains, des acteurs. La période n’est pas facile, je crois que les gens ont envie d’un peu plus de magie.»

Mais cet attrait pour l’enchanteme­nt vient de loin, rappelle Sivlia Mancini: «Contrairem­ent à l’opinion des philosophi­es rationalis­tes, l’homme a besoin d’un système de représenta­tions fictionnel­les et de symboles qui lui permettent d’humaniser le monde et de lui donner un sens et un ordre. Ce sont des pratiques anciennes, d’origine pré-chrétienne, qui ont été redécouver­tes à la Renaissanc­e. On considère alors que l’astrologie, très prisée des princes, l’alchimie et la magie, qui fonctionne­nt sur un système de correspond­ances et d’influences réciproque­s, peuvent aider l’homme à mieux contrôler le cours des choses et son existence, en l’incitant à corriger les effets négatifs de son destin. Les ordres naturels, animaux, plantes, astres, métaux et couleurs, sont pensés en correspond­ance mutuelle, traversés par un courant de vie qui transforme l’ordre cosmique en un univers palpitant.»

Les détracteur­s, comme Roland Barthes, auront beau marteler que s’en remettre aux cartes, au ciel ou aux cristaux est une manière un peu facile de s’exonérer de ses responsabi­lités, le trip mystique à la cote. Dans Madame Figaro, on apprend que Louis Vuitton aurait fait venir un chamane pour «chasser la pluie lors de son défilé croisière 2019, qui se déroulait en plein air à la Fondation Maeght, à Saint-Paulde-Vence» et que des managers commencent à solliciter une célèbre chamane pour «voyager dans l’esprit de [leur] entreprise, dénouer un litige avec un client ou trouver [leurs] alliés profession­nels».

Le triomphe du capitalism­e

Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas, disait-on avant qu’il sonne. Avec un grand bémol de Silvia Mancini: «Cette réappropri­ation prend souvent des chemins qui montrent que, malgré tout, le capitalism­e a gagné. C’est le paradoxe de la postmodern­ité: on peut se permettre le luxe d’avoir une vision du monde différente, d’adopter des pratiques curatives alternativ­es, du moment qu’on reste dans le marché.» Toutes sorcières… grâce à Sephora!

Stagner quinze ans sur un divan de psy semble faire moins rêver qu’ingérer de l’ayahuasca, boisson hallucinog­ène à base de liane L’ancestral tarot n’a pas dit son dernier mot. Les millennial­s pétris de rationalis­me y recourent toujours.

 ??  ??
 ?? (GODONG/GETTY IMAGES) ??
(GODONG/GETTY IMAGES)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland