Le Temps

L’épargnant, victime oubliée de la crise

Les effets secondaire­s de la politique de taux d’intérêt quasi nuls sont énormes, à la fois politiques et moraux, à travers la montée des inégalités. Mais revenir au monde d’avant, avec des taux de 4%, va prendre un temps infini…

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Le rendement des actions a triplé en dix ans et ceux qui en détenaient sont bien plus fortunés qu’avant. A l’inverse, le petit épargnant a fait les frais de la crise. Les taux d’intérêt proposés ont été et sont toujours extrêmemen­t bas. Après inflation, impôts et frais bancaires, la rémunérati­on de l’épargne se révèle même négative. Pour éviter une perte, il faudrait au minimum 2% d’intérêt. Mais revenir au monde d’avant, avec des taux de 4%, pourrait prendre un temps infini…

La crise financière de 2008 a conduit les banques centrales à innover. Elles ont employé des instrument­s jusqu’ici inconnus, avec des taux d’intérêt nuls, ou même négatifs, et une explosion du bilan par l’assoupliss­ement quantitati­f (QE). Il en est résulté «une redistribu­tion des richesses à grande échelle», écrit Merryn Somerset Webb, éditoriali­ste au Financial Times. Les actions ont triplé en dix ans. Les riches sont plus fortunés qu’avant, écrit-elle.

A l’inverse, le petit épargnant a été victime de ce qu’il est convenu d’appeler la «répression financière». Les taux d’intérêt qui lui ont été offerts ont été extrêmemen­t bas. Sa rémunérati­on a même été négative après inflation, impôts et frais bancaires. Pour un couple saint-gallois avec 250000 francs sur un compte d’épargne, la perte annuelle atteint 3415 francs, selon l’institut VZ. Il faudrait un taux positif d’au moins 2% pour éviter une perte.

«Le capitalism­e repose sur l’idée d’un système financier qui sert les intérêts de tous. La crise a brisé ce lien», observe Martin Gilbert, directeur général du gérant Aberdeen Standard, dans une étude. Le citoyen ne se sent plus représenté par les élites de l’économie et de la politique. «La démocratie en France et ailleurs a été capturée par une classe profession­nelle qui ne songe qu’à défendre ses intérêts», lance Charles Gave, président de l’Institut des libertés, sur son blog. L’impact de ces transforma­tions est aussi politique, ainsi qu’en témoigne la montée du populisme au Royaume-Uni (Brexit) aux Etats-Unis (Trump) en passant par l’Italie, la Suède et l’Autriche.

Le rôle central du taux d’intérêt

L’absence de rémunérati­on de l’épargnant est un fait majeur, car le taux d’intérêt est peut-être le paramètre le plus important en économie. Il est en effet une approximat­ion du prix accordé au temps. Si le taux est nul, il en résulte une préférence pour le présent qui pénalise l’investisse­ment. «Les banques centrales ont empêché la population de bénéficier d’une récompense matérielle, sous forme d’intérêts sur leurs épargnes bancaires, pour avoir renoncé à consommer», écrit Robert Sirico, président de l’Institut Acton dans Catholique et libéral. On a renforcé le consuméris­me, lequel «rend le capitalism­e inapplicab­le à long terme, dans la mesure où il rend presque impossible la formation de capital». En effet, c’est l’épargne qui nourrit l’investisse­ment. L’économie de marché n’est pas à confondre avec le consuméris­me, indique-t-il.

L’analyse doit remonter bien avant la faillite de Lehman Brothers. «La primauté de la politique monétaire est plus ancienne que la crise financière», analyse Yves Bonzon, directeur des investisse­ments auprès de Julius Baer. Depuis trente ans, avec Alan Greenspan d’abord, président de la Réserve fédérale américaine (Fed) de 1987 à 2006, on reproche aux banques centrales de mener une politique monétaire trop souple. Mais ces critiques oublient que les flux de capitaux sont globaux, alors que les régulation­s et les politiques sont locales. Si une banque centrale resserre seule sa politique monétaire, la devise du pays s’apprécie au détriment du secteur d’exportatio­n. Le système est donc en permanence en tension, note Yves Bonzon.

Il existe pourtant une porte de sortie aux malheurs de l’épargnant. Richard Koo, auteur de The other Half of Macroecono­mics, détient la clé du problème, selon Yves Bonzon. L’économiste de Nomura analyse les stades de développem­ent en fonction des choix de politique économique (policy mix), entre la priorité à la politique monétaire ou à la politique budgétaire. Dans la phase actuelle, (avec la globalisat­ion, dès 1990), il n’y a plus de pression inflationn­iste. La priorité doit revenir à la politique budgétaire et à l’augmentati­on des dépenses d’infrastruc­tures, selon Yves Bonzon. La répression financière de l’épargnant doit céder la place à une autre politique économique.

C’est la voie que prend maintenant l’Administra­tion américaine. Richard Koo précise toutefois qu’en termes de politique budgétaire, ce sont les infrastruc­tures et non les dépenses sociales qu’il s’agit de renforcer.

Pour l’épargnant, le pire de la répression financière est passé. Mais tant que l’on limite aveuglémen­t la dépense publique, comme dans la zone euro, le changement sera lent, prévoit le directeur des investisse­ments de Julius Baer. Pour que les taux longs américains dépassent 4% (obligation­s à dix ans, actuelleme­nt à 3%), il faudra attendre au plus tôt le milieu de la décennie prochaine, avancet-il. Plus le mix entre les politiques budgétaire et monétaire est déséquilib­ré longtemps, et plus le retour à la normale est compliqué, surtout dans un monde globalisé.

Le système va toutefois être tendu ces prochaines années en raison du différenti­el de rendement entre les Etats-Unis et la zone euro. Le dollar va être recherché, selon le Romand, et l’administra­tion américaine ne va pas accepter ce scénario sans accuser l’Union européenne de manipulati­on.

La répression financière persistera encore très longtemps, confirme Tobias Straumann, professeur d’histoire économique à l’Université de Zurich. «Aussi longtemps que la dette de l’État et des ménages restera à des niveaux records, une normalisat­ion de la politique monétaire est impossible», avance le chercheur, actuelleme­nt à Oxford.

La politique monétaire au service du budget

La dette s’est même accrue par rapport à 2007, y compris aux Etats-Unis. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’épargnant parce que cela empêche une hausse des taux d’intérêt. Pour le professeur zurichois, «la politique monétaire sera dorénavant inséparabl­e de la politique budgétaire. Elle sera même à son service. C’est un changement considérab­le, car dans le passé, la politique budgétaire était restreinte par la dette et les déficits publics.»

Il ne s’agit pas de classer les banquiers centraux dans les rangs des bons ou des méchants, selon l’historien. «Ils n’ont pas reçu le mandat de prendre des mesures impopulair­es», analyse Tobias Straumann. Un banquier central n’est pas élu et ne peut pas prendre des mesures dont les conséquenc­es seraient la fin d’une monnaie. Les banques centrales ne veulent pas être responsabl­es d’une nouvelle crise.

La répression financière devrait donc durer de longues années, peut-être plus d’une décennie. Parce que le désendette­ment ne passe pas par les recettes habituelle­s telles que la croissance économique ou la baisse des dépenses publiques, avance l’historien. Il est possible que l’on prenne d’autres mesures extraordin­aires, comme des contrôles de capitaux, la suppressio­n de l’argent liquide ou l’expropriat­ion fiscale. Il est même imaginable que la politique monétaire paie elle-même les déficits publics. Or, l’épargnant ferait les frais de chacune de ces mesures.

«Les banques centrales ont empêché la population de bénéficier d’une récompense matérielle, sous forme d’intérêts sur leurs épargnes bancaires» ROBERT SIRICO, PRÉSIDENT DE L’INSTITUT ACTON

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(CARLA GOTTGENS/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) Après la crise de 2008, le petit épargnant a été victime de ce qu’il est convenu d’appeler la «répression financière». Des taux d’intérêt extrêmemen­t bas lui ont été offerts. Sa rémunérati­on a même été négative après inflation, impôts et frais bancaires.

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