Le Service de protection de la jeunesse a failli
Passivité, documents perdus, défaillances… Les conclusions d’une expertise indépendante sur la gestion du cas des enfants abusés par leur père sont accablantes pour les services de l’Etat. Le canton annonce une série de mesures
«Le Service de protection de la jeunesse (SPJ) est souvent critiqué pour être trop intrusif et prendre des mesures radicales, or cette fois-ci, c’est tout le contraire», a déclaré Claude Rouiller, l’ancien président du Tribunal fédéral, lundi lors de la présentation de son rapport. La Justice de paix est, elle, restée «les bras ballants» pendant près de quatre ans. Le magistrat avait été chargé fin mars dernier par le Conseil d’Etat vaudois de faire la lumière sur d’éventuels manquements dans la prise en charge du dossier d’un père reconnu coupable d’abus sexuels sur ses huit enfants aujourd’hui âgés entre 4 et 22 ans. Et son rapport pointe du doigt de graves lacunes.
L’affaire éclate au grand jour le 29 mars dernier, lors du procès à Yverdon-les-Bains de ce père aujourd’hui âgé de 42 ans. Il a été condamné à 18 ans de prison pour actes d’ordre sexuel avec des enfants, contrainte sexuelle, viol, pornographie et lésions corporelles. Les atrocités ont duré plus de dix ans. L’homme a fait recours contre la sentence. Accusée de complicité, sa femme a écopé de 36 mois de prison.
Des indices mais pas d’actes
Malgré des indices de maltraitance dès 2002, personne ne s’est alarmé pour autant de la situation. Il a fallu que la fille aînée porte plainte, en 2015, contre son père pour des actes de violence et d’ordre sexuel commis depuis ses 8 ans pour que les autorités s’intéressent finalement au drame. Comment des faits aussi graves ont-ils pu être perpétrés alors que les enfants étaient sous la protection de l’Etat? En effet, ceux-ci ont été placés sous curatelle éducative dès 1997 en raison de troubles du développement, hérités de leurs parents.
Pour Claude Rouiller, dans son épais rapport de 184 pages, les huit enfants ont été victimes du système censé les protéger. Alors qu’il aurait fallu retirer l’autorité parentale bien plus tôt et placer les enfants en institution, les services de protection – le SPJ et la Justice de paix – ont été aveuglés par la résistance parentale et une expertise insuffisante de 2002. Ils ont ainsi fait prévaloir les intérêts des parents, quand bien même la protection de l’enfant constitue la plus haute priorité. «On a estimé que les parents étaient capables d’éduquer leurs enfants sans même aller sur leur lieu de vie, sans interroger ni même voir les enfants en l’absence des parents», déplore Claude Rouiller. Les services de protection ont donc maintenu une «mesure minimale [ndlr: la curatelle éducative] qui n’était plus appropriée à la sauvegarde du bien des enfants», selon le rapport.
Disparition d’un rapport d’expert
L’Eglise mormone, que les parents fréquentaient, aurait dû être contactée par le SPJ afin de déceler des maltraitances et d’en atténuer la gravité, poursuit Claude Rouiller. Autre manquement «surprenant»: la disparition de l’expertise de 2004, une «pièce maîtresse», qui montre une fois de plus l’inertie de la SPJ et de la Justice de paix. Pour l’enquêteur indépendant, celle-ci aurait dû s’inquiéter de ne pas recevoir d’expertise de la part du SPJ au lieu de rester les bras croisés. Le président du Tribunal cantonal, Eric Kaltenrieder, admet qu’il «n’est pas normal qu’il n’y ait pas eu de relances». Claude Rouiller a également relevé la passivité des juges après la proposition en 2007 du SPJ de placer les deux aînées à la Fondation Petit Maître durant la semaine, mais pas le week-end ni durant les vacances. Mesure que les juges ont simplement validée, sans chercher l’avis de tous les acteurs impliqués.
«Changement de culture»
Enfin, le plus «sidérant» aux yeux de Claude Rouiller est le fait que cette affaire dramatique ne soit jamais parvenue à la tête du SPJ. Comptes rendus, bilans et expertises doivent être connus de tous. Il recommande, parmi 26 directives, plus de verticalité. «Regrettant profondément» les défaillances, Cesla Amarelle, la conseillère d’Etat chargée de la jeunesse, a annoncé dix mesures visant à «changer la culture» du système actuel.
Parmi celles-ci, la création d’une commission interdisciplinaire d’éthique et de protection chargée de repérer les cas limites, soit dès que l’enfant est face à un risque de mise en danger immédiat. Ces cas seront connus du chef de la SPJ, les enfants davantage entendus. Face à des cas délicats, les assistants sociaux rendront visite aux familles à l’improviste. Le Conseil d’Etat prévoit aussi la mise en place d’un instrument d’évaluation des mesures, une collaboration renforcée avec les établissements scolaires ainsi que la création d’une délégation Conseil d’Etat-Tribunal cantonal. Quant à la justice, elle «assume sa part de responsabilité», exprime Eric Kaltenrieder. Il est prévu d’améliorer la formation des juges à la protection de l’enfance et de mieux communiquer avec le SPJ.
Pour Claude Rouiller, les huit enfants ont été victimes du système censé les protéger