Le Temps

Juges étrangers: la démocratie, ce n’est pas la «troupeaucr­atie»

- JACQUES DUBEY PROFESSEUR DE DROIT CONSTITUTI­ONNEL À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

Définir la démocratie comme «un régime politique dans lequel le peuple décide», c’est comme définir le football comme «un sport de balle qui se joue avec les pieds»: aussi juste qu’insuffisan­t. Le fait est que la règle de base du football – soit l’interdicti­on de se servir des mains – est contredite par des règles qui autorisent l’usage des mains à deux joueurs en certaines circonstan­ces, et à tous les joueurs en d’autres circonstan­ces. On peut certes imaginer un sport de balle au pied sans gardien ni touche; la Suisse en serait peut-être championne du monde, mais ça ne serait pas du «football».

De même, on ne pourrait pas appeler «démocratie» un régime politique dans lequel la règle de base – soit l’adoption des lois par le peuple – ne serait pas complétée par d’autres règles, qui confient l’applicatio­n des lois à des juges (séparation des pouvoirs), et qui accordent aux citoyens des droits à l’encontre de ces lois et de leur applicatio­n (Etat de droit). Si la Suisse adoptait un régime sans protection ni juridictio­n des droits fondamenta­ux, elle perdrait son titre de championne du monde de la démocratie; elle rejoindrai­t même des nations de fond de classement.

Les auteurs de l’initiative «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodéterm­ination)» ne semblent pas connaître toutes les règles du jeu démocratiq­ue. Officielle­ment, ils veulent faire primer le droit constituti­onnel sur le droit internatio­nal; pratiqueme­nt, ils veulent contraindr­e la Suisse à devoir dénoncer un jour la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) pour échapper à la juridictio­n de la Cour européenne des droits de l’homme. Car, selon eux, ce droit internatio­nal empêcherai­t de respecter la volonté du peuple, comme le prouverait la mise en oeuvre de leur initiative de 2010 «pour le renvoi des étrangers criminels».

Ces explicatio­ns font d’eux des simulateur­s et des mauvais perdants, puisque ce sont des juges suisses puis les citoyens suisses euxmêmes qui ont imposé que le renvoi des étrangers criminels reste proportion­né. Mais surtout, les initiants sont de piètres stratèges, lorsqu’ils prédisent que la Suisse serait plus démocratiq­ue sans CEDH qu’avec. Rappelons-leur que la démocratie suisse d’avant la CEDH, c’était une démocratie sans femmes…

Pourquoi voulons-nous vivre en démocratie? Parce que nous nous estimons tous libres et égaux, raison pour laquelle nous voulons tous participer de manière égale à la prise des décisions qui nous concernent – plutôt que de nous les voir imposer par un seul individu (monarchie) ou par un groupe d’individus (oligarchie).

Pourquoi devons-nous protéger les droits fondamenta­ux dans ce contexte? Parce que la manière dont nous prenons nos décisions en démocratie, soit à la majorité, menace la liberté et l’égalité que nous voulons justement préserver. Selon le contenu de la loi et le résultat du vote, cette manière de faire met en effet tour à tour certains individus (seuls ou minoritair­es) à la merci d’autres individus (majoritair­es), à l’exact opposé de ce que la démocratie est censée faire.

D’où la nécessité de mettre chaque citoyen à l’abri des abus de l’ensemble des autres. Car la majorité doit certes pouvoir imposer ses vues à la minorité, mais elle ne doit pas pouvoir opprimer une minorité quelconque, jusqu’à et y compris cette minorité ultime qu’est notre individual­ité. Quant à la différence entre une décision qui s’impose et une décision qui opprime, elle s’appelle la proportion­nalité; et elle consiste à tenir compte de la situation particuliè­re de chaque individu, fût-il étranger.

Pour en priver les étrangers, voilà que les initiants n’hésitent pas à vous demander à vous, citoyens suisses, de renoncer à des droits fondamenta­ux qui vous appartienn­ent depuis 1974. Peu importe, direz-vous: «Le peuple c’est moi!»; «Les minorités c’est les autres!»

En êtes-vous si sûr(e)? Vous qui êtes manifestem­ent francophon­e? Et par ailleurs concubin, divorcée, orphelin, héritière, chasseuse, végétarien, piéton, motarde, propriétai­re foncier, sous-locataire, aristo, secundo, indépendan­te, fonctionna­ire, apprentie, retraité, fauché, blindée, Anniviarde, Chaudefonn­ier, et mille autres choses encore? Vous que le hasard ou le destin, le mérite ou la défaillanc­e ont placé dans des circonstan­ces particuliè­res dont le législateu­r – c’est-à-dire la majorité de vos concitoyen­s – n’a pas su ou n’a pas voulu tenir compte? Vous qui ne redoutiez ni la rigueur ni l’abstractio­n de la loi, avant que celle qui s’applique à vous ne s’appelle Via Sicura?

Attention, citoyens! Dans la «troupeaucr­atie» qu’on vous propose, le mouton noir auquel les moutons blancs donnent des coups de pied, ce serait vous un jour; forcément vous. Et les juges, censés arbitrer la démocratie, ne pourraient alors plus arrêter le jeu pour si peu; si peu que vous.

La majorité doit pouvoir imposer ses vues à la minorité, mais elle ne doit pas pouvoir opprimer une minorité quelconque

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