Le Temps

La place financière suisse confrontée au protection­nisme de Bruxelles

- PHILIPPE BRAILLARD PROFESSEUR HONORAIRE, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Au cours de ces dix dernières années, la place financière suisse a été confrontée à des bouleverse­ments d’une nature et d’une ampleur sans précédent: crise financière mondiale, durcisseme­nt du cadre réglementa­ire internatio­nal, coût du règlement du passé notamment avec les EtatsUnis, taux d’intérêt historique­ment bas, renforceme­nt du franc suisse, intérêt négatif imposé par la BNS, effets disruptifs de la révolution numérique. Ainsi, la renonciati­on – sous la pression internatio­nale – au secret bancaire en matière fiscale a constitué un important défi pour le centre financier helvétique, leader mondial de la gestion de fortune transfront­alière.

Ces bouleverse­ments ont entraîné un inévitable processus de consolidat­ion et ont obligé les instituts bancaires helvétique­s à adapter leur modèle d’affaires. Les banques suisses ont su toutefois faire face avec succès.

La Suisse est ainsi parvenue à rester le leader mondial de la gestion de fortune transfront­alière, activité qui génère plus de 50% des revenus du secteur bancaire. Pour cette activité qui est de nature exportatri­ce, l’accès aux marchés étrangers est essentiel. Dans la mesure où quelque 40% des actifs étrangers sous gestion en Suisse proviennen­t d’Europe occidental­e, il est évident que l’accès au marché européen des services financiers est une priorité stratégiqu­e absolue pour la Suisse, comme le rappelait récemment SwissBanki­ng, l’associatio­n faîtière des banquiers suisses.

Or, on ne peut que constater la présence d’une forte tendance protection­niste à cet égard au sein de l’Union européenne (UE). Pour ce qui est du service aux clients profession­nels, l’UE prévoit, au titre de la directive MiFID II, la possibilit­é pour les pays tiers d’obtenir un passeport européen dépendant de la reconnaiss­ance par la commission d’une équivalenc­e du cadre réglementa­ire et de la surveillan­ce. Néanmoins, cette procédure de reconnaiss­ance est très incertaine et politique, car ni son octroi ni sa pérennité ne sont garantis par des critères objectifs. Quant aux services aux clients privés, chaque Etat membre de l’Union demeure libre de décider des conditions d’accès au marché pour les pays tiers. A ce jour, seules l’Allemagne et l’Autriche ont accepté de conclure un accord en ce sens avec la Suisse.

Ce protection­nisme est d’autant plus dommageabl­e pour la place financière helvétique qu’il pousse les banques suisses à développer leurs activités par l’établissem­ent de filiales ou de succursale­s au sein de l’UE. Cela implique une importante perte d’emplois pour la Suisse, dont les banques ne peuvent pas servir les clients européens directemen­t depuis le territoire helvétique. Ainsi, l’obtention d’un libre accès au marché européen est essentiell­e si l’on veut préserver la création de valeur et les emplois sur le territoire suisse.

C’est pourquoi seule la conclusion d’un accord bilatéral sectoriel sur les services financiers avec l’UE serait en mesure de régler globalemen­t ce problème d’accès au marché. Cependant, l’UE a fait clairement savoir à la Suisse qu’aucun nouvel accord bilatéral ne saurait être conclu tant que n’aurait pas été adopté un cadre institutio­nnel permettant d’adapter de manière dynamique au développem­ent de l’acquis communauta­ire les quelque 120 accords bilatéraux déjà conclus.

Qui plus est, la commission a indiqué qu’à défaut de progrès réels dans la négociatio­n de l’accord institutio­nnel, elle ne prolongera­it pas la reconnaiss­ance d’équivalenc­e pour la bourse suisse. En effet, elle n’a concédé, en décembre dernier, cette reconnaiss­ance à la Suisse que pour une période d’un an, alors même qu’elle accordait une équivalenc­e sans limite temporelle à d’autres pays (Etats-Unis et Hongkong). Or, ce ne sont pas moins de 400 milliards de francs de volumes d’échanges qui sont ainsi menacés.

Cette négociatio­n sur l’accord institutio­nnel a certes connu, au cours des derniers mois, une avancée significat­ive sur la question de l’arbitrage. Elle est toutefois aujourd’hui dans une impasse qui risque d’être fatale, en raison d’importants désaccords sur les mesures d’accompagne­ment à la libre circulatio­n des personnes. D’un côté, l’UE, tentée d’appliquer une logique reposant sur les seuls rapports de force, exige que la Suisse renonce à ces mesures d’accompagne­ment, qu’elle n’hésite pas, de manière hypocrite, à qualifier de protection­nistes. D’un autre côté, les syndicats helvétique­s, enfermés dans une rigidité doctrinair­e suicidaire, refusent radicaleme­nt de discuter de tout aménagemen­t, même technique, de ces mesures et annoncent qu’ils s’opposeront à tout accord institutio­nnel qui porterait atteinte à ces dernières. Or, il est évident que, sans l’appui de la gauche et des milieux syndicaux, un tel accord n’aurait aucune chance d’obtenir une majorité populaire.

Il est donc urgent et essentiel que les acteurs politiques, économique­s et syndicaux helvétique­s, tout en restant fermes dans la lutte légitime contre la sous-enchère salariale, prennent conscience des graves conséquenc­es qu’un échec des négociatio­ns avec l’UE pourrait avoir non seulement pour la place financière suisse, mais aussi pour l’ensemble notre économie.

L’obtention d’un libre accès au marché européen est essentiell­e si l’on veut préserver la création de valeur et les emplois en Suisse

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland