Le Temps

Dépression, l’envers du décor

- VIRGINIE NUSSBAUM @VirginieNu­ss «ABASIA, périple en pays chagrin». Théâtre 2.21, Lausanne. Du 25 au 30 septembre. www.theatre221.ch

Avec «ABASIA, périple en pays chagrin», la Compagnie Pied de Biche met la maladie mentale sur le devant de la scène. Une création prenante et sans concession à découvrir au Théâtre 2.21 dès mardi

Ploc. Ploc. Les gouttes s’écrasent du plafond, implacable­s, jusque dans sa tasse à café. Le bruit est obsédant mais, prostré sur la table faiblement éclairée, l’homme au visage hébété ne réagit pas. Autour de lui, l’obscurité est si opaque qu’elle semble prête à tout engloutir. Bons baisers du fond du puits.

C’est la scène qui ouvre la pièce et celle qui reste une fois le rideau tombé. Peut-être parce qu’elle associe la dépression à un supplice chinois, aussi cruel qu’insoutenab­le. Et parce qu’elle donne le ton:

ABASIA, la nouvelle création de la Compagnie Pied de biche, ne prendra pas de gants pour parler de cette maladie mentale qui détruit tout sur son passage.

L’homme aux larmes de café s’appelle Aegon. Dépressif sévère, il tente de ne pas sombrer alors que la vie semble peser de tout son poids sur ses épaules, comme une chimère de Baudelaire. On suit alors sa lente descente aux abîmes, du rendez-vous chez le psychiatre qui l’arrose de pilules aux proches qui ne le comprennen­t pas ou sont fatigués d’essayer, jusque dans un monde parallèle où l’accueillen­t d’autres exclus de la société. Avec eux, Aegon se confronter­a à ses démons les plus profonds pour, peut-être, reprendre un nouvel élan.

Guérison collective

Ce n’est pas la première fois que Nicolas Yazgi, auteur, dramaturge et membre de la compagnie, explore les dédales de la psychologi­e. L’an dernier, il écrit On est tous Achille, pièce qui creusait le thème de la vulnérabil­ité et invitait sur scène des membres du GRAAP-Fondation, associatio­n venant en aide aux personnes souffrant de troubles psychiques et à leurs proches.

Alors quand le Casino Théâtre de Rolle donne carte blanche à la Cie Pied de biche, Nicolas Yazgi n’hésite pas à empoigner la délicate problémati­que de la dépression. Dont on parle encore trop peu, la faute aux injonction­s à la perfection. «En Suisse romande, quand on va mal, on a tendance à se cacher plutôt que de l’admettre à soi-même et aux autres», regrette le metteur en scène.

Qui imagine donc ce conte fantasmago­rique pour adultes, flottant comme un rêve poétique et où tout crie l’isolement. Les personnage­s masqués, comme incapables de décoder la douleur d’Aegon, le lit d’hôpital esseulé, le rire désespéré. Mais où la guérison est collective et la fragilité humaine.

Incarné par le danseur et acteur Philippe Chosson, qui offre une performanc­e à la fois sobre et saisissant­e, Aegon reste très silencieux, tout simplement parce que la dépression est un mal-être inexprimab­le. C’est l’indicible lourdeur de son corps ainsi que son alter ego, sous la forme d’une marionnett­e malicieuse, qui se chargent de décharger colère, abattement mais aussi douceur.

L’énergie d’ABASIA est bourdonnan­te mais contenue, paralysant­e. Un tournant artistique pour la compagnie. «On avait l’habitude de faire d’avantage dans le burlesque, note Frédéric Ozier, co-metteur en scène d’ABASIA avec Julie Burnier et présent sur scène, en tant que marionnett­iste notamment. Cette mise en scène nous a demandé une concentrat­ion et une tension nouvelle, afin que les images fonctionne­nt.»

Si le spectacle ne cherche pas à théoriser la dépression, il offre un miroir sans tain dans lequel se reflètent les parcours de chacun. Un groupe de bénéficiai­res du GRAAP est sorti bouleversé d’une représenta­tion au Casino Théâtre de Rolle. «Ils m’ont dit s’être reconnus dans la pièce, qui donne une visibilité à leurs souffrance­s intérieure­s», raconte Nicolas Yazgi.

Déjouer les stéréotype­s

L’occasion aussi de sensibilis­er le grand public à la thématique. «De nombreux stéréotype­s subsistent autour des personnes dépressive­s, note Marie Isräel, responsabl­e développem­ent communauta­ire et communicat­ion du GRAAP. On entend par exemple qu’elles pourraient «quand même se mettre un coup de pied aux fesses», comme s’il s’agissait d’un choix. Or, en montrant un personnage qui se retrouve physiqueme­nt pétrifié, la pièce permet d’éviter ce genre de jugements.»

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