Le Temps

Michael Frei raconte les chansons grises d’Hemlock Smith

Le musicien vaudois publie un formidable sixième album, «The Ghost Parade», entre folk expressif et blues lancinant. Rencontre

- STÉPHANE GOBBO t @StephGobbo

Lorsqu’il commence son concert, seul au piano, il y a comme des cendres dans sa voix, une mélancolie diffuse. Peut-être parce qu’il n’est pas un pianiste virtuose, comme il le dit lui-même, son toucher a quelque chose de poussiéreu­x, un son délicieuse­ment lo-fi. Plus tard dans la soirée, il interpréte­ra, de nouveau en solo, No Rodeo for the Lame Horse, la crépuscula­ire et sublime ballade qui ouvre The Ghost Parade, son sixième album, verni dans l’intimité du Bourg lausannois. Et là, on se dit que dans une autre vie, Michael Frei a dû être un lonesome cowboy.

On a découvert cet Alémanique arrivé en terres vaudoises à l’âge de 10 ans il y a une vingtaine d’années, lorsqu’il inaugurait Le Karloff, double enseigne de location et vente de vidéo et DVD, dont il fut l’un des premiers importateu­rs. Grand cinéphile, amateur de cinéma classique hollywoodi­en, Michael Frei est donc aussi musicien. Il enregistre depuis 2002 sous le nom de Hemlock Smith des albums aux textes littéraire­s, en anglais, sublimés par des arrangemen­ts qui au fil du temps se sont épurés, jouant sur l’émotion et la retenue, sorte de croisement entre folk expressif et blues lancinant, là où autrefois pointaient des influences plus ouvertemen­t rock.

Affronter le visible

Son premier groupe, formé à l’adolescenc­e, s’appelait Finnegans Wake, d’après le roman éponyme de James Joyce. «On avait décidé qu’on était les nouveaux Genesis. On faisait trois ou quatre répétition­s par semaine, avec l’idée qu’on n’avait pas le droit d’avoir une vie sociale, qu’on devait vivre au local», rigole Michael Frei. Après ces débuts dans le rock progressif, il jouera plus tard dans des formations baptisées Kafka City et Greenhouse Effect, avant de se lancer dans un projet plus personnel. Ce sera Sepiatone, avec signature d’un contrat à la clé. Mais deux semaines avant la sortie d’un premier disque, son label l’informe qu’un groupe australien a déjà déposé ce nom. Il n’a alors qu’un jour pour se trouver un nouvel alias: ce sera Hemlock Smith. «Et je n’avais même pas songé à Elliott Smith, jure-t-il. Je voulais un nom qui évoque la notion d’homme ordinaire, et Smith me trottait dans la tête. Vers 3h du matin, j’ai alors pensé à hemlock, qui en anglais signifie ciguë, tandis que locksmith, c’est le serrurier. Il y a dans ce nom le côté vénéneux des paroles, quelque chose de doux-amer.» Aujourd’hui, il n’hésiterait pas à utiliser son vrai nom, dit-il. Mais à cette époque, il ne se sentait pas prêt à «affronter le visible», il fallait qu’il se cache.

Michael Frei n’aime rien moins que relever des défis. Lorsque à 15 ans il entend de ses parents que «la musique, c’est nul, personne n’en a jamais fait dans la famille», il a une folle envie de devenir rock star. Et lorsque à l’école son prof de musique lui interdit de chanter et le vire même de la classe en arguant qu’il est une cause perdue, il s’acharne et apprend, en autodidact­e, le piano. «Mon chemin a été un long truc chaotique, mais je ne changerais pas grand-chose si j’en avais l’occasion», assène-t-il. Que les gens n’aiment pas sa musique ne le préoccupe guère. Ce qui lui aurait posé problème, c’est qu’on lui dise qu’il sonne comme tel ou tel groupe, qu’il fait oeuvre de copiste. On le rassure: Hemlock Smith ressemble avant tout à Hemlock Smith. On loue alors la façon qu’il a de susurrer plus que de chanter, son sens de la mélodie cotonneuse. Puis on lui dit que The Ghost Parade s’inscrit dans la parfaite continuité du très beau By the Grace of Dynamite, sorti il y a tout juste deux ans. Là, étonnement.

«Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une rupture, mais il me semble différent du dernier», glisse Michael Frei sans véritablem­ent vouloir nous contredire. Il explique qu’à l’inverse de ses deux précédents albums, enregistré­s à domicile, celui-ci a été façonné dans un petit studio que possède à la campagne Théo Missillier, le batteur du groupe veveysan 17f, mené par le guitariste Fred Merk, avec lequel il travaille depuis quelques années. «C’est un endroit très beau, boisé, comme une petite grange. L’idée était d’enregistre­r cinq morceaux sur un week-end, mais on a tellement laissé faire les choses qu’au final on a enregistré douze titres.» Au côté de Michael Frei et Fred Merk, la jeune pianiste Emilie Roulet, à la formation classique et apportant à The Ghost Parade un véritable supplément d’âme, elle qui va jusqu’à chanter et cosigner plusieurs chansons.

A la cave

Michael Frei aime qu’une chanson raconte une histoire. Sur Sagrada Casbah, il invente un voyage de Dave Brubeck et Paul Desmond dans le désert; World Loop se situe à Detroit, lorsque les Stooges et le MC5 préfigurai­ent le punk; The Crossroads, qui réinvente une légende fameuse, raconte comment le Diable a pris le bus pour retrouver le bluesman Robert Johnson et acheter son âme. Cette chanson, qui démarre en mode spoken words avant qu’une mélodie ténue ne se mette gentiment en place, est une merveille, comme l’était The Story of Cpt. Death, sur By the Grace of Dynamite.

Le musicien ne chante jamais aussi bien que lorsqu’il susurre, on y revient. Il a hérité cette voix profonde, quasi spectrale, des belles contrainte­s de la vie de famille. «A un moment, j’ai commencé à enregistre­r à la cave lorsque les enfants dormaient, sans faire de bruit, entre 23 heures et 2 heures du matin. J’ai alors réalisé qu’on pouvait faire les choses sans forcément crier, sans chercher l’effet», explique le musicien, qui avoue que la scène reste un combat, et qu’il n’est jamais aussi à l’aise que dans le cocon d’un petit studio, «là où personne ne juge ce que tu fais».

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