«Casser ces monopoles de la technologie stimulerait l’innovation»
L’auteur du livre «The Four: le règne des quatre. La face cachée d’Amazon, Apple, Facebook et Google» propose un regard sans concession sur leur domination
Aux Etats-Unis, Scott Galloway est l’une des voix critiques des géants de la technologie parmi les plus écoutées. Professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York, il a auparavant fondé neuf entreprises. Et ce printemps, son livre The Four: le règne des quatre. La face cachée d’Amazon, Apple, Facebook et Google a été traduit en français et édité par les Presses polytechniques et universitaires romandes. Il y explique la stratégie redoutable de ces géants d’internet pour asseoir leur domination à l’échelle mondiale.
Vous êtes extrêmement critique par rapport à ces multinationales. Pourtant, il est difficile de nier l’utilité de certaines de leurs innovations… Je ne nie pas que certains de leurs services sont utiles. Mais posez-vous la question: est-ce que d’autres entreprises auraient pu, ou pourraient, proposer mieux? C’est impossible à savoir. Mais il faut absolument se poser cette question. En Europe ou aux Etats-Unis, est-ce qu’un investisseur va vous financer si vous lancez un moteur de recherche, alors qu’un acteur dominant a 90% du marché? Aucune chance. On ne sait donc pas ce que l’on manque. On pourrait profiter de services nettement meilleurs d’entreprises qui ne tentent pas d’écraser la moindre once de concurrence. Dès qu’une petite entreprise a une chance de percer et de proposer une alternative, elle se fait racheter et ensuite dissoudre dans l’un de ces géants.
Pensez-vous que les internautes, les consommateurs, puissent justement opter pour les services d’autres entreprises? J’en doute. Vous savez que vos habits sont sans doute confectionnés par des enfants dans des usines en Asie. Mais vous avez vraiment envie de cette veste à 49 dollars. Donc vous l’achetez. Ce n’est pas très différent sur internet. Les géants de la technologie proposent des services efficaces et souvent, d’apparence, gratuits. Pourquoi chercher ailleurs?
Vous appelez à casser en plusieurs morceaux Google ou Facebook pour diminuer leur pouvoir de nuisance. Mais est-ce réaliste? C’est faisable, mais pas à court terme. Aux Etats-Unis, le débat politique est quasiment inexistant et tout se focalise autour des décisions de la présidence. Personne ne planifie rien au-delà d’une semaine. De plus, les deux côtes, que ce soit à New York ou en Californie, bénéficient de la puissance de Google, Amazon ou Apple. Et ces sociétés effectuent un travail de lobbyisme très efficace à Washington. A lui seul, Amazon compte près de 100 lobbyistes dans la capitale… Et pourtant, casser ces monopoles stimulerait l’innovation et permettrait de récolter davantage d’impôts.
Qu’en est-il d’une possible régulation? Elle est indispensable. Bien sûr que Google ou Amazon proposent des services utiles. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut les laisser faire n’importe quoi. Ni que leur apport à la société doit occulter les dommages qu’ils causent. Prenez le secteur de la pharma: ces entreprises sont utiles mais elles sont encadrées par des règles strictes pour qu’elles ne fassent pas n’importe quoi. La même chose doit s’appliquer au secteur technologique, c’est une évidence.
Vous êtes extrêmement pessimiste… Pas totalement, car il y a des lueurs d’espoir. Je mentionnais les deux côtes américaines acquises aux géants de la technologie. Mais entre deux, dans le Midwest, certains Etats bénéficient moins des retombées positives de ces sociétés et voient des jobs disparaître par milliers. Et des procureurs pourraient lancer des procédures à leur encontre, par exemple pour abus de position dominante. C’est tout à fait réaliste car certaines lois sont très différentes d’un Etat à l’autre. Souvenez-vous des procès gigantesques intentés, dans les années 80, contre les géants du tabac. Ils sont nés de cette façon-là, notamment via des class actions. Il est aussi tout à fait possible que la Commission européenne lance de nouvelles procédures et inflige des amendes de plusieurs milliards de dollars.
On a récemment vu des employés de Google et d’Amazon s’insurger contre des pratiques jugées non éthiques de leurs employeurs. Qu’en pensez-vous? Il existe actuellement une véritable guerre des talents dans le domaine technologique et la demande en spécialistes excède largement l’offre. Les ingénieurs sont conscients de ce pouvoir. Je n’imaginais pas, dans les années 60 ou 70, mon père se retourner contre son employeur, car il fallait gagner assez pour nourrir la famille. Pour ces ingénieurs, aujourd’hui, c’est totalement différent. Un employé qui se fait licencier par Google sera embauché le lendemain par Apple à un meilleur salaire. Ces employés ont des visées idéalistes, ils veulent que leur impact sur la société soit positif. Et ils veulent en être fiers lorsqu’ils en parlent avec leur famille ou leurs amis.
«On pourrait profiter de services nettement meilleurs de la part d’entreprises qui ne tentent pas d’écraser la moindre once de concurrence»
SCOTT GALLOWAY, PROFESSEUR À LA STERN SCHOOL OF BUSINESS DE L’UNIVERSITÉ DE NEW YORK
Récemment, Google s’est doté d’un code d’éthique portant sur l’intelligence artificielle. Qu’en pensez-vous? Cela montre une absence quasi totale de compréhension, que ce soit à Washington ou Bruxelles, de ce que font les géants de la technologie. Que ce soit pour s’intéresser ou comprendre les cryptomonnaies ou les nouvelles technologies, les politiciens sont totalement démunis. Du coup, ce sont les multinationales qui prennent le rôle des gouvernements. On aurait pu espérer que les autorités édictent des lignes directrices, comme le fait avec précision la Food and Drug Administration (FDA) pour le secteur alimentaire. Le fait que le secteur privé tente une autorégulation est navrant, mais je ne vois hélas pas d’alternative pour l’heure.
Google et Apple proposent actuellement davantage d’options pour que l’on soit moins accro à son smartphone. Est-ce une bonne chose? Pourquoi le font-ils? Pour les actionnaires, tout simplement. C’est notamment le cas pour Apple, qui fait tout pour apparaître comme le good guy, pour se distancier de Google, qui vit de la publicité, ou de Facebook, qui utilise les données privées de ses utilisateurs. Apple cherche aujourd’hui à établir un deuxième campus, sur la côte Est. La société fait bien attention de ne pas établir un concours entre plusieurs villes, au contraire d’Amazon, pour éviter qu’elles effectuent du dumping fiscal, par exemple. Là aussi, il s’agit de communication et de polir son image, avec le but de satisfaire les actionnaires.
Pensez-vous que les géants américains de la technologie puissent être bousculés par des acteurs chinois, qui pourraient ainsi apporter de la concurrence? Les entreprises chinoises sont désormais innovantes et très puissantes sur leur marché domestique, cela ne fait aucun doute. Mais jamais une entreprise chinoise n’a réussi à créer une marque au niveau mondial. Cette incapacité chronique à exceller dans le marketing les handicape beaucoup.
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