Trente ans, ça passe vite
On n’en finira pas de tirer les conséquences de la chute du mur de Berlin. Ce mois de septembre 2018, trente et un ans plus tard, la Confédération entre dans le système international d'échange automatique de renseignements (EAR). Le secret bancaire, qui n'était pas négociable, a été négocié. La norme EAR, élaborée au sein de l'OCDE avec le concours de la Suisse, est le produit sidérant de trois décennies d'irruptions politiques intenses et continues. On les oublie, comme on oublie la douleur, mais elles ont fabriqué les boulons et les rondelles qui ont permis d'adapter la Suisse aux circonstances nouvelles du monde. La norme EAR a remplacé le secret bancaire comme atout de la place financière suisse. Par un saut conceptuel impeccable, le Conseil fédéral lui attribue un accroissement de sa sécurité juridique, un renforcement de son intégrité et de sa réputation. Sa compétitivité s'en trouve augmentée compte tenu de la stabilité politique du pays, de sa neutralité et de la solidité de sa monnaie. En outre, «le risque d'être l'objet de pressions internationales diminue». Rien que des plus.
Après les moins des années 1990, c’est un renversement. On se remet dans l'ambiance. La guerre froide terminée, les camps idéologiques Est-Ouest défaits, la Suisse n'était plus utile aux Occidentaux. De partenaire irritante, elle était devenue leur concurrente, et de surcroît déloyale avec son secret bancaire. Ils avaient besoin d'argent. Feu sur les receleurs fiscaux. En 1996, l'OCDE recevait le mandat de lancer un programme contre la fraude fiscale. La Suisse observait, un rien hautaine, se gardant de donner son aval.
Pourtant, en 1995 déjà, les banques suisses avaient été priées de restituer les fonds juifs en déshérence estimés à 20 milliards de francs par les demandeurs. Le sénateur américain D'Amato tenait des auditions de plaignants. Le président de la Confédération, Kaspar Villiger, avait présenté les excuses de la Suisse pour la création en 1934 de ce tampon «J» dans les passeports des juifs allemands et autrichiens. En décembre, le parlement avait créé la Commission Bergier pour faire la lumière sur ce passé mal exploré.
En 1997, pour ébranler les consciences fragilisées et aller plus vite, les Etats-Unis publiaient un rapport, signé du sous-secrétaire d’Etat Stuart Eizenstat, qui qualifiait la Suisse de «banquier du IIIe Reich». Déchirement. Calvaire. Une soixantaine de banques étaient obligées d'ouvrir leurs archives de 1933 à 1945 à des réviseurs américains chargés d'y trouver les fonds juifs dormants. Du jamais vu. Plus de 4 millions de comptes étaient examinés. Environ 53000 étaient décrits comme «probablement ou éventuellement liés aux victimes de la Shoah». A la suite d'une class action aux Etats-Unis, UBS et Credit Suisse versaient 1,5 milliard de dollars aux représentants des victimes, au nom de toutes les banques. Ce n'était que le premier épisode.
Le suivant commençait en 2008, en pleine crise financière. UBS, qui venait d'enregistrer sa plus grosse perte historique, était sommée de livrer au Trésor des Etats-Unis le nom de 52000 clients américains accusés d'avoir fraudé le fisc. Il y allait du maintien de sa licence sur le marché américain. Jour après jour étaient divulgués les détails de ses agissements pour capter la clientèle de l'évasion fiscale.
A ce scandale maximum s’ajoutait, en mars 2009, l’humiliation nationale: l’OCDE mettait la Suisse sur la «liste grise» des paradis fiscaux. Au nom du Conseil fédéral, Hans-Rudolf Merz abolissait la différence entre «fraude» et «évasion» fiscales, la dernière ligne de défense des banques. Et en août 2009, ultime capitulation, UBS était autorisée à livrer les noms des propriétaires de 4450 comptes. Le secret bancaire n'était plus secret.
Les années suivantes allaient être occupées à négocier et à mettre en place la norme EAR. Dans la banque suissophone de 2018, blanchie, essorée et repassée, l'évasion fiscale «pff… c'est du passé». Trente ans, ça passe vite!■