Le Temps

«Nous sommes de vrais patrons de PME»

A leur rencontre, ils ont décrété que l’argent ne serait jamais un problème entre eux. Une vision qui fait durer le duo comique Cuche & Barbezat depuis 32 ans. Les deux artistes font d’ailleurs pot commun dans l’amitié comme dans les affaires, où l’argent

- MARTIN AUGER

Avec «Cirque au sommet» à Crans-Montana, vous venez d’enchaîner 25 représenta­tions dans un projet d’envergure produit par Jean-Luc Barbezat. Vous êtes à l’aise dans l’organisati­on de ces gros événements?

Jean-Luc Barbezat: Nous avons toujours fait les choses par envie, au gré des rencontres. Mais certaines aventures sont moins anodines que d’autres. Le Cirque au sommet, c’est un budget de 1,2 million de francs. C’est aussi beaucoup d’infrastruc­tures et de personnel. C’est donc un projet lourd à porter, mais qui s’inscrit sur le long terme. Car le but est de positionne­r Crans-Montana comme un rendez-vous des arts du cirque contempora­in. Cela n’aurait pas d’intérêt de monter un tel événement pour une seule édition.

On vous connaît à la télévision, au théâtre, dans des matchs d’improvisat­ion, au cirque. Vous évoluez aussi dans l’ombre avec la création de spectacles. Comment vous définiriez-vous? JLB: Nous nous sentons de véritables patrons de PME. C’est sûr et certain.

Benjamin Cuche: Enfin, nous sommes patrons de plusieurs petites PME. Je dirige par exemple mon école de théâtre à Vevey, mais elle ne me suffit pas pour vivre. Bien au contraire et c’est tant mieux. Je vais donc monter des projets annexes pour financer l’école et emprunter des accessoire­s de l’école pour jouer des spectacles ailleurs. Tout est très entremêlé. Chaque projet est une PME en soi.

Vous formez un duo comique depuis 32 ans. Quelle place l’argent prend-il dans ce couple?

JLB: Nous n’avons jamais eu un problème d’argent entre nous. C’est un état d’esprit dont je suis fier.

De l’artiste au patron de PME, le changement de casquette est-il toujours simple?

JLB: Pour concrétise­r les idées plus ambitieuse­s comme les revues ou le Cirque au sommet, on s’adjoint les services de personnes qui vont chercher de l’argent. Mais je mouille aussi ma chemise sur ces aspects-là. Je suis d’ailleurs plus à l’aise que Cuche pour aller chercher des subvention­s. Lui a encore un esprit paysan (rires). Il pense encore que l’argent gagné va lui permettre de financer entièremen­t d’autres projets.

BC: Ce n’est pas un esprit paysan. Les paysans comptent beaucoup sur les subvention­s (rires).

JLB: Je voulais dire que nous n’avons pas la même philosophi­e en ce qui concerne la recherche de fonds. Je serais prêt à aller chercher des investisse­urs pour développer un projet. Toi, tu préfères te débrouille­r seul avec ce que tu as.

La gestion des aspects financiers et politiques nuit-elle à l’indépendan­ce artistique?

JLB: Cette gestion n’est pas très simple surtout dans le cadre d’un spectacle comme Cirque au sommet, où tout est condensé sur deux mois. Il faut non seulement être irréprocha­bles sur scène et gérer les sponsors, les mécènes et les subvention­s. C’est relativeme­nt fatigant, mais nous le faisons sans trop réfléchir.

BC: La question va au-delà du spectacle. C’est une énergie que l’on investit dans l’avenir. Cirque au sommet, c’est une vision politique et économique sur le long terme qui a pour objectif de créer un rendez-vous autour des arts circassien­s à Crans-Montana.

Ces différente­s casquettes ont-elles changé votre rapport à l’argent?

BC: Elles l’ont consolidé. Elles m’ont conforté dans ma manière de vivre maintenant.

JLB: Je pense que oui. Dès le début, Cuche a décrété que l’argent ne serait jamais un souci entre nous. Cette vision m’a beaucoup influencé. Nous faisons d’ailleurs pot commun dans l’amitié comme dans les affaires. On s’engueule, mais pas pour l’argent.

L’argent a-t-il été un frein au moment de se lancer dans une carrière artistique?

BC: Nous avons commencé à faire des spectacles avant de gagner de l’argent. Ce fut une chance. Plusieurs amis ont pris un emploi par sécurité pour faire du théâtre sur leur temps libre. Mais cette sécurité, elle peut se perdre. Avec Barbezat, nous avons dès le début appris à vivre en perpétuell­e insécurité.

JLB: Et puis cela nous a appris artistique­ment. Le besoin de gagner de l’argent stimule l’inventivit­é. Parfois on gagne des sous. Parfois on en perd. Parfois on en gagne beaucoup. Parfois on en perd beaucoup. L’argent est un moteur artistique, mais il ne doit pas devenir l’objectif.

Vous gagnez combien par mois?

BC: C’est très variable. Mon salaire ne correspond pas à mon niveau de vie. A Crans-Montana, je ne dépense rien. C’est la production qui me loge et me nourrit dans une station où les gens dépensent beaucoup. Barbezat et moi sommes dans un rapport à l’argent qui n’est pas le même que celui d’un salarié. Il peut arriver que je gagne 10 000 francs en une journée, puis rien pendant six semaines.

Qu’avez-vous fait de votre premier gros cachet?

BC: Bon, il n’était pas gros, mais je me souviens que c’était la première fois que nous rentrions dans nos frais.

JLB: C’est difficile de répondre car nous sommes souvent les producteur­s de nos propres spectacles. L’argent que nous touchons dans un projet va automatiqu­ement servir à payer d’autres frais inhérents au spectacle. C’est finalement de l’argent Monopoly. On le génère, mais on ne le gagne pas. Dans le cadre de la revue de Neuchâtel par exemple, nous avions un budget de 800 000 francs pour écrire, produire, jouer et payer les salaires de l’équipe. C’est une économie complèteme­nt différente du cinéma. J’ai pu en faire un peu et j’étais surpayé par rapport au travail demandé. Comment investisse­z-vous votre argent?

JLB: Nous réinvestis­sons entièremen­t les recettes dans de nouveaux projets. D’ailleurs, nous n’avons jamais rien acquis. Nous n’avons pas d’appartemen­ts je ne sais où, pas de biens, pas de fortune.

BC: Pas tout à fait. Avec un gros cachet, j’ai pu m’acheter une voiture et ainsi sortir du système leasing. Il y a longtemps, j’ai aussi acheté un appartemen­t à Paris avec ma copine de l’époque. On s’est séparés et c’était le bordel pour le revendre. Hormis ces deux exemples, l’économie de l’entreprise Cuche & Barbezat repose sur le réinvestis­sement dans d’autres projets. Certains sont d’ailleurs de pures pertes. Mais ils nous font avancer artistique­ment et créent des rencontres. Si nous devions renoncer à faire certains spectacles parce qu’ils ne sont pas rentables, nous sortirions de la dynamique de la création.

 ?? (PAULINE AELLEN, 2018) ??
(PAULINE AELLEN, 2018)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland