Le Temps

Suisse – Europe: les huit jours ou l’arbre qui cache la forêt

- JEAN-CLAUDE RENNWALD MILITANT SOCIALISTE ET SYNDICAL

Quelle que soit l’issue des discussion­s relatives à l’adoption ou non d’un accord-cadre censé dynamiser les relations bilatérale­s, elles ont d’ores et déjà agi comme un révélateur des rapports de force en Suisse comme au sein de l’Union européenne (UE). La Suisse ne fait pas partie de l’UE, mais ses syndicats mènent une lutte exemplaire contre le dumping social et salarial. La clé de voûte de ce combat réside dans les mesures d’accompagne­ment que les syndicats, avec l’appui des partis de gauche, ont négocié au début des années 2000 en échange de leur soutien à la libre circulatio­n des personnes. Ce dispositif est aujourd’hui contesté par les ultralibér­aux de la droite helvétique et des instances européenne­s.

«En principe, souligne Vasco Pedrina, ancien coprésiden­t de l’Union syndicale suisse (USS) et d’Unia, dans une récente publicatio­n sur le sujet

(De la politique de contingent­ement à la libre circulatio­n des personnes), la libre circulatio­n profite aux salariés. Elle fait partie des libertés fondamenta­les et contribue au progrès social. C’est pourquoi il est contradict­oire de rejeter la libre circulatio­n des personnes comme étant un projet néolibéral dirigé contre les travailleu­rs, même si les employeurs peuvent effectivem­ent en abuser.»

Pour faire face aux nombreux abus (dix entreprise­s sont sanctionné­es chaque jour!), c’est-à-dire aux cas de dumping que peut générer la libre circulatio­n des personnes, les principale­s mesures d’accompagne­ment sont les suivantes:

• Contrôle du marché du travail par des commission­s paritaires (partenaire­s sociaux) ou tripartite­s (Etat, patronat, syndicat).

• Possibilit­é d’introduire des contrats types de travail (CTT) avec des salaires minimaux dans les branches.

• Allègement des dispositio­ns permettant de déclarer une convention collective de travail (CCT) de force obligatoir­e, s’appliquant par conséquent à toutes les entreprise­s d’une branche, y compris à celles qui ne sont pas signataire­s de la CCT.

• Loi sur les travailleu­rs détachés. Cette loi est analogue à la directive européenne du même nom, mais elle offre une meilleure protection contre le dumping. La principale différence réside dans le fait que la loi suisse a introduit une règle dite des huit jours, qui oblige les entreprise­s européenne­s à annoncer huit jours à l’avance leurs missions en Suisse et à s’acquitter d’une caution. Pour les syndicats suisses, cette règle est fondamenta­le, car elle permet de savoir si un travailleu­r détaché est bien employé aux conditions sociales et salariales en vigueur en Suisse. Mais la Commission européenne ne veut plus entendre parler de cette règle, sous prétexte qu’elle est contraire à l’accord sur la libre circulatio­n des personnes. Elle en exige la suppressio­n avant de conclure une convention-cadre qui engloberai­t tous les accords bilatéraux. Sans en référer au gouverneme­nt, Ignacio Cassis et Johann Schneider-Ammann, les deux conseiller­s fédéraux libéraux-radicaux, ont embouché les trompettes de la Commission, de même qu’une partie du patronat, surtout alémanique.

Aussi essentiell­e soit-elle, la règle des huit jours n’est que l’arbre qui cache la forêt. Car les mesures d’accompagne­ment ont eu des effets positifs. Le taux de couverture convention­nelle (proportion des travailleu­rs au bénéfice d’une CCT) est passé de 45% en 2003 à 52% en 2015, soit de 1,4 à 2 millions de travailleu­rs. 600 000 salariés ont ainsi obtenu de meilleures conditions de travail. Mieux encore, durant la même période, le nombre de travailleu­rs soumis à une CCT avec des salaires minimaux a grimpé de 1,06 à 1,79 million, soit une augmentati­on de 70%. Cela n’est pas du goût des ultralibér­aux, qui veulent

Nous ne sommes pas en présence d’une lutte nationalis­te, mais d’un combat entre le capital et le travail

vider certaines CCT de leur substance. Le patronat de la constructi­on remet notamment en question la retraite des maçons à 60 ans.

Le tableau n’est guère plus enthousias­mant sur le plan européen. Prononcés entre décembre 2007 et juin 2008, quatre jugements (Laval, Viking, Rüffert et Luxembourg) ont mis en évidence la dérégulati­on du marché du travail et l’affaibliss­ement des droits des travailleu­rs au sein de l’Union. Le degré de couverture convention­nelle est en outre en recul dans la majorité des pays européens.

Outre le fait qu’un recul sur la règle des huit jours condamnera­it l’accord-cadre à un échec devant le peuple, celui-ci déclencher­ait aussi une immense spirale de démantèlem­ent social. Secrétaire de la Confédérat­ion européenne des syndicats (CES), Luca Visentini ne s’y est pas trompé, lui qui a déclaré à l’hebdomadai­re alémanique WOZ qu’un recul des syndicats suisses aurait des conséquenc­es négatives dans les autres pays européens. L’attitude de fermeté des syndicats suisses en inspire d’ailleurs d’autres, puisque la majorité des adhérents de Unite, la principale organisati­on syndicale britanniqu­e, sont partisans d’une seconde consultati­on sur le Brexit. Principale raison de ce choix: la peur d’une détériorat­ion de l’emploi et du niveau de vie en raison du retour des barrières douanières. Pour reprendre une expression de Vasco Pedrina, cela montre que nous ne sommes pas en présence d’une lutte nationalis­te, mais d’un combat entre le capital et le travail.

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