Le Temps

DANS LA BAIE, LE BALLET DES FERRIES

LES PENDULAIRE­S SAN-FRANCISCAI­NS SONT DE PLUS EN PLUS NOMBREUX À UTILISER LA VOIE MARITIME. LES FERRIES ONT TRANSPORTÉ PLUS DE 3 MILLIONS DE PERSONNES L’AN DERNIER. DES MILLIONS DE DOLLARS SONT INVESTIS POUR RÉPONDRE À LA DEMANDE

- SERVAN PECA, SAN FRANCISCO @servanpeca

Ils sont au moins 400. Personne ne se bouscule. Avec une grande discipline, ils se postent debout, les uns derrière les autres, jusqu’à former une file indienne de plusieurs centaines de mètres. Elle commence au bout du quai, longe le débarcadèr­e et tourne à angle droit pour continuer le long de la jetée. Un couple de touristes se tord de rire en observant ce ballet organisé. Madame se demande à voix haute à quoi ça rime.

Ce que le couple ne sait pas, c’est que ces centaines de personnes attendent la même chose: le ferry de 16h30 qui, après les avoir embarqués, les transporte­ra dans la petite ville de Vallejo, au nord-est de la baie de San Francisco.

C’est l’heure de pointe, celle à laquelle des centaines de milliers de pendulaire­s quittent San Francisco pour rejoindre leur voiture, un train ou un bateau pour rentrer chez eux, dans un domicile dont le loyer est plus abordable que les milliers de dollars de ceux de la ville.

«PAS DE BAR DANS LES VOITURES»

En dix minutes à peine, le bateau est rempli, prêt au départ. La plupart des passagers sont installés à l’intérieur, les yeux rivés sur un Mac, une tablette ou un smartphone. D’autres jouent aux cartes, lisent, somnolent ou boivent un verre au bar. C’est le cas de Keyla. Elle interrompt une joyeuse discussion avec une autre passagère. «Il n’y a pas de bar dans les voitures», plaisante-telle. Employée dans une société technologi­que basée dans le quartier financier de San Francisco, elle est arrivée il y a cinq ans dans la région. Elle avait d’abord opté pour le covoiturag­e depuis Vallejo. «Mais je n’aimais pas me retrouver dans un véhicule avec des étrangers. Et puis conduire avec ce trafic incessant, c’est stressant.»

«Catastroph­ique et très frustrant», renchérit James, qui, lui, s’est installé à l’extérieur. Sur le pont arrière, là où sont parqués des dizaines de vélos, il discute avec deux autres passagers qui lui semblent fort familiers. Il faut dire que cela fait six ans qu’il prend le ferry matin et soir. «C’est un moyen de transport beaucoup plus reposant et social. Peut-être un peu plus lent, mais moins cher que la voiture.»

Comme James, l’immense majorité de ces pendulaire­s est constituée d’habitués de longue date. Et désormais, ils sont de plus en plus nombreux, les travailleu­rs de San Francisco, à préférer le bateau aux autres moyens de transport.

En cinq ans, la fréquentat­ion de cette ligne qui, en une heure environ, relie San Francisco à Vallejo, a augmenté de 70%. Plus d’un million de passagers l’ont empruntée l’an dernier. Soit environ un tiers des trois millions de personnes qui ont été transporté­es sur les différente­s lignes affrétées par la compagnie San Francisco Bay Ferry.

Si l’on s’en tient aux promesses d’Uber, les San-Franciscai­ns devraient être les premiers à voir des taxis voler dans leur ville. Mais en attendant, c’est par la mer que les pendulaire­s transitent. Sur les grandes voies routières, les embouteill­ages sont quasi constants. Les trains, eux, sont bondés, débordés. Presque un siècle après leur heure de gloire et leurs 50 millions de passagers annuels – avant la constructi­on des ponts au-dessus de la baie, les ferries retrouvent leur popularité d’antan.

LA GRÈVE QUI A TOUT CHANGÉ

Mais ces bateaux n’ont plus grandchose de romantique. Le San Francisco Belle et les quelques autres majestueux ferries à vapeur que l’on peut apercevoir depuis la zone portuaire sont destinés à transporte­r les touristes ou à accueillir des événements privés. Les bateaux de la San Francisco Bay Ferry sont baptisés Hydrus, Cetus ou Bay Breeze. Ils ont une connexion wifi, ils sont rapides, profilés et carburent au diesel.

La résurgence de l’utilisatio­n des ferries coïncide avec l’incroyable boom économique de la région. Mais, revers de la médaille, les loyers et le coût de la vie en général ont explosé et ont incité les résidents à quitter San Francisco pour habiter des villes plus lointaines et moins onéreuses.

C’est en 2012 qu’a été lancée une grande campagne de modernisat­ion des structures et des infrastruc­tures maritimes. Avant, l’agence était un peu endormie, confie la directrice générale de la Water Emergency Transporta­tion Authority (WETA), Nina Rannells. Cette année-là, 1,4 million de passagers avaient emprunté les ferries.

Puis, en 2013, une grève qui dure six jours immobilise le Bay Area Rapid Transit (BART), les trains régionaux qui desservent l’agglomérat­ion. Les ferries sont alors pris d’assaut. Certains pendulaire­s ne reviendron­t plus sur les rails. La fréquentat­ion explose de 26% en une année. Depuis, les fidèles n’ont cessé d’augmenter, à tel point que les navires sont désormais à pleine capa- cité, durant les heures de pointe du matin et de la fin de journée. Il n’est d’ailleurs pas rare que certains restent à quai, faute de places suffisante­s. «Si nous pouvions déjà mettre nos nouveaux bateaux à l’eau maintenant, ils seraient immédiatem­ent remplis», assure Nina Rannells.

Il faudra attendre encore deux mois et l’arrivée de deux nouveaux appareils. Puis huit autres, d’ici à 2020. A terme, la WETA disposera de 44 bateaux et de 16 terminaux, contre respective­ment 12 et 7 aujourd’hui. Le but ultime, promet Nina Rannells, est de pouvoir assurer, durant les heures de pointe, un départ toutes les quinze minutes. Soit de dou- bler la cadence actuelle et, ainsi, de transporte­r plus de 12 millions de passagers par an.

Pour atteindre cet objectif, la WETA bénéficie de l’appui populaire et d’une hausse conséquent­e de son budget. L’agence chiffre ses besoins à quelque 800 millions de dollars. Elle a deux grands canaux de financemen­t: la vente des billets à ses clients, mais aussi et surtout une partie des revenus enregistré­s par la ville sur ses ponts à péage.

«C’est vrai, on sent que les ferries deviennent de plus en plus populaires, confirme Gisele, une autre passagère qui travaille dans une société de cosmétique­s située dans le sud de la ville. On vient d’acheter une maison à Vallejo. La ligne de train est trop éloignée, je devrais conduire pour aller travailler… Le ferry est donc le transport le plus pratique pour moi. Et l’ambiance est totalement différente, les gens sont calmes et détendus. C’est très plaisant. Dans les trains, tout le monde n’a pas un siège. On est serrés les uns contre les autres, bousculés, c’est bruyant, il fait chaud…»

Il est un peu plus de 17h30 et le ferry entre sur la Napa River. A l’approche de Vallejo, le capitaine du tout nouveau Hydrus doit ralentir pour ne pas jeter trop de vagues sur les maisons de bois qui bordent la rivière.

Le moment suspendu prend fin. Tout le monde range son Mac, son bouquin ou son smartphone. Pour la plupart d’entre eux, les passagers récupérero­nt leur voiture dans le gigantesqu­e parking qui jouxte le port. On se quitte dans le calme et avec des sourires. Et on se revoit le lendemain matin.

«C’est un moyen de transport beaucoup plus reposant et social. Peut-être un peu plus lent, mais moins cher que la voiture» JAMES PENDULAIRE DEPUIS SIX ANS

«Si nous pouvions déjà mettre nos nouveaux bateaux à l’eau maintenant, ils seraient immédiatem­ent remplis»

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(JOHN G. MABANGLO/EPA) Un siècle après leur heure de gloire, les ferries retrouvent leur popularité d’antan.
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Nina Rannells Directrice générale de l’agence WETA

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