Le Temps

LES LICORNES BOUDENT LA BOURSE

UBER, AIRBNB OU SPACEX ONT FUI LA COMPLEXITÉ D’UNE ENTRÉE EN BOURSE, TANDIS QUE LES FONDS DE PRIVATE EQUITY ONT LARGEMENT REMPLACÉ LES BANQUES DANS LE FINANCEMEN­T DES ENTREPRISE­S. CE QUI RISQUE DE CRÉER UN MARCHÉ À DEUX VITESSES, OÙ SEULS LES GRANDS INVES

- ALFREDO PIACENTINI CEO DECALIA ASSET MANAGEMENT

Le nombre d’entreprise­s américaine­s qui entrent en bourse a nettement rebondi depuis deux ans. Pourtant, on assiste depuis quelques années à un phénomène inédit et paradoxal: malgré un

bull market de la bourse américaine qui dure depuis plus de neuf ans, permettant à Wall Street de battre record sur record, de nombreuses «super-licornes» ont choisi de ne pas entrer en bourse. Qu’il s’agisse de start-up comme Airbnb (valorisati­on estimée à 38 milliards de dollars, l’équivalent en francs), Uber (62 milliards), Pinterest (15 milliards), SpaceX (27 milliards), Palantir (15 milliards) ou encore WeWork (20 milliards), on n’a jamais vu autant de sociétés avec des valorisati­ons aussi élevées qui ne soient pas cotées en bourse.

L’IPO N’EST PLUS LE GRAAL

Jusqu’à récemment, le schéma classique de l’entreprene­ur américain était de financer son démarrage grâce au soutien de business angels ou de fonds de capital-risque, puis d’entrer en bourse rapidement pour permettre aux fondateurs et aux investisse­urs de toucher le jackpot espéré. Mais ces quelques exemples nous montrent que la donne semble avoir changé. Il faut dire que la cotation en bourse n’a pas que des avantages. Pour s’en convaincre, il suffit de voir les problèmes que la SEC, le gendarme de la bourse américaine, cause au directeur de Tesla, Elon Musk. Accusé d’avoir trompé les investisse­urs en évoquant un retrait de la bourse dans un tweet, Elon Musk a dû abandonner dimanche la présidence du constructe­ur de voitures électrique­s. Il garde toutefois son poste de directeur général.

Mais la nécessité pour un directeur général de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler n’est pas le seul problème de la cotation en bourse. En effet, les règles de publicatio­n qu’elle implique posent des problèmes nouveaux aux start-up actuelles, qui sont souvent fondées davantage sur de la recherche et du développem­ent que sur des investisse­ments en capital fixe. De fait, si une entreprise industriel­le traditionn­elle construit une nouvelle usine, elle n’a pas de problème particulie­r à rendre cette informatio­n publique. En revanche, pour une start-up technologi­que, le fait de dévoiler les détails de ses programmes de recherche et développem­ent (R&D) peut considérab­lement aider ses concurrent­s et s’avère donc problémati­que.

Par ailleurs, les normes comptables américaine­s pour les sociétés cotées pénalisent les start-up technologi­ques. En effet, les investisse­ments des industries convention­nelles, tels que des achats de machines, sont considérés comme des actifs et n’affectent donc pas la profitabil­ité. Mais les dépenses d’une entreprise technologi­que sont le plus souvent intangible­s – recherche, formation et constructi­on de la marque par exemple – et sont considérée­s comme des charges, ce qui vient directemen­t affecter le bénéfice.

L’ABONDANCE DE FINANCEMEN­TS ALTERNATIF­S

Mais si les start-up américaine­s ne ressentent plus le besoin de passer par la case cotation, c’est surtout parce qu’elles peuvent se financer très facilement autrement qu’en entrant en bourse. En effet, les firmes et les fonds de private equity se sont transformé­s en banquiers et fournissen­t désormais des capitaux tout au long de la vie d’une start-up. Et leurs poches sont très profondes, comme le démontre le fonds SoftBank Vision, qui compte 100 milliards de dollars à investir dans des sociétés non cotées, telle la plateforme de travail collaborat­if Slack, qui a ainsi reçu 250 millions.

Après la crise financière, les banques traditionn­elles, soumises à des exigences de liquidité accrues et devenues frileuses, se sont massivemen­t retirées de l’activité de crédit. Alors, pour répondre aux besoins de financemen­t inassouvis, des firmes de private equity et des fonds spécialisé­s se sont engouffrés dans la brèche, surfant sur la tendance générale à la désintermé­diation financière pour offrir des crédits privés aux entreprise­s.

Avec des taux d’intérêt proches de zéro, les fonds de pension, les compagnies d’assurances et les fonds souverains se sont rués en masse pour investir dans ces fonds, motivés par leur quête insatiable de rendement. A juste titre d’ailleurs, puisque, d’après le consultant Hamilton Lane, le rendement annuel moyen des fonds de crédit privé a dépassé 5% sur chaque période de cinq ans depuis 1992. De fait, trois des quatre plus grandes firmes de private equity américaine­s gèrent désormais plus d’argent en fonds de crédit qu’en private equity à proprement parler.

QUELLES CONSÉQUENC­ES?

Alors, si les sociétés à fort potentiel n’entrent plus en bourse et n’émettent plus d’obligation­s pour se financer de manière privée, le nombre d’actions et d’obligation­s dans lesquelles on pourra investir va forcément diminuer. Et comme on ne prête qu’aux riches, ce seront d’ailleurs plutôt les meilleures entreprise­s qui pourront choisir la voie «privée». On risque ainsi de se retrouver à terme face à un monde de l’investisse­ment à deux vitesses. D’un côté, on aura les grands investisse­urs, à qui seront réservées les meilleures start-up, les perles rares à forte croissance que tout le monde convoite et les placements les plus rémunérate­urs. De l’autre, le grand public, qui devra se «contenter» des actions basiques et des obligation­s à faible rendement.

A l’heure où les ETF et la gestion indicielle prennent de plus en plus d’importance dans les marchés boursiers, remettant ainsi en cause la valeur ajoutée du private banking suisse, il est donc urgent que les gérants de fortune de notre place financière s’intéressen­t de près aux investisse­ments non cotés, très rémunérate­urs mais encore trop peu utilisés. Certes, ils demandent une expertise spécifique et ne sont pas forcément appropriés pour tous les clients, mais ils répondent à une vraie demande et sont souvent le seul moyen d’accéder à des entreprise­s exceptionn­elles.

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(DAVID MCNEW/AFP) Accusé d’avoir induit en erreur les investisse­urs, Elon Musk a dû quitter la présidence de Tesla.
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